L’exorbitant coût environnemental et social du tourisme de masse en Croatie

Publié le 16 mai 2025

Avec une population de seulement 40 000 habitants, Dubrovnik accueille jusqu’à 10 000 touristes par jour en été. – © Shutterstock

Des villes qui accueillent jusqu’à 10 000 touristes par jour, un nombre effarant d’infrastructures construites dans des zones protégées, une augmentation de 25 % de la pollution microplastique dans l’Adriatique... Avec plus de 100 millions de nuitées en 2024, le tourisme est l'un des principaux moteurs économiques du pays. Mais il transforme les villes en «parcs à thème» et cause d’importants dommages à l'environnement.

Alberto Mesas / BIRN, article publié le 08.05.2025 sur le site BIRN – Balkan Insight, traduit et adapté par Bon pour la tête.


Dubrovnik était autrefois une ville médiévale paisible, dont les remparts témoignaient d’un passé de conquêtes et de croisades et où les habitants gagnaient leur vie en pêchant, comme leurs ancêtres avant eux.

Aujourd’hui, avec une population de seulement 40 000 habitants, la ville accueille jusqu’à 10 000 touristes par jour en été. Son centre historique, classé au patrimoine mondial, fonctionne à 180 % de la capacité recommandée par l’UNESCO; les ordures s’accumulent, le bruit augmente, les loyers s’envolent et les appartements pour touristes remplacent les résidents traditionnels. Split est confrontée à des problèmes similaires: chaque jour, le palais de Dioclétien reçoit plusieurs milliers de visiteurs de plus que la limite recommandée.

Au cours de la dernière décennie, la Croatie s’est imposée comme l’une des destinations touristiques les plus recherchées de la Méditerranée. En 2024, le pays a enregistré plus de 20 millions d’arrivées et près de 100 millions de nuitées; le tourisme représente aujourd’hui environ 20 % de la production économique nationale.

Cependant, il est de plus en plus difficile d’en ignorer les effets secondaires.

La pression sur les ressources naturelles, la dégradation de l’environnement et les problèmes de surpopulation et de perte d’espace public dans les villes les plus visitées suscitent l’inquiétude des habitants et des écologistes.

«Cette voie n’est pas durable et est très dommageable», déclare Vjeran Pirsic, directeur de l’organisation environnementale Eko Kvarner dans le nord de la baie de Kvarner. D’une part, les hordes de touristes détruisent l’environnement naturel et, d’autre part, des destinations touristiques qui devraient être davantage protégées en raison de leur statut de patrimoine de l’UNESCO, comme Dubrovnik, sont également détruites.»

Une consommation d’eau «irrationnelle»

L’un des principaux défis est la saisonnalité: la plupart des visites touristiques en Croatie se concentrent entre juin et septembre, ce qui exerce une pression sur les infrastructures et les services pendant les mois d’été. Bien que certaines destinations aient commencé à diversifier leur offre pour attirer les visiteurs tout au long de l’année, la gestion de ce flux saisonnier reste l’un des principaux défis du secteur touristique croate.

La demande croissante de services touristiques a conduit à l’ouverture de nouveaux hôtels, restaurants et centres de villégiature de luxe, ainsi qu’au renforcement de l’infrastructure de transport. Parallèlement, on observe une tendance croissante à la diversification de l’offre dont l’impact touche également les régions rurales du pays, comme certaines parties de la Slavonie, à l’est, ou des régions continentales telles que Lika et Zagorje. L’agrotourisme et le tourisme gastronomique favorisent le développement économique des régions moins urbanisées.

Mais si le tourisme de masse a été une aubaine pour l’économie croate, il n’a pas été sans coût pour l’environnement, la structure urbaine et le tissu social des destinations les plus fréquentées.

La mer Adriatique, élément vital de l’écosystème croate, est gravement affectée par la pollution liée au tourisme. La présence de plastiques, les déversements d’eaux usées et le trafic maritime intense dégradent la qualité de l’eau et affectent la biodiversité marine.

Ivana Selanec, directrice exécutive de l’association environnementale croate BIOM, mentionne deux grands types d’impact sur l’environnement: la «construction excessive» d’appartements, de marinas, de routes et d’infrastructures le long du littoral, qui a détruit des habitats naturels, et la pollution et la consommation «irrationnelle» d’eau.

«La tendance absurde à construire des piscines le long de la côte adriatique en est un bon exemple, déclare-t-elle. Le remplissage et l’entretien de ces piscines nécessitent une grande quantité d’eau, qui finit par devenir toxique pour les écosystèmes naturels.»

Les parcs nationaux menacés

La côte dalmate est particulièrement touchée par la surexploitation de l’eau et de l’énergie, les pics de consommation dépassant de 300 % la demande estivale normale. Un peu plus de 80 % de l’eau potable provient de sources souterraines, de sorte que de nombreuses nappes aquifères sont surexploitées pour alimenter les hôtels et les bateaux de croisière.

Les îles populaires telles que Hvar et Vis subissent également une pression accrue sur leurs ressources en eau depuis des années en raison de la demande croissante des touristes, en particulier pendant la haute saison. BIOM affirme que l’eau doit être mieux conservée pendant l’été, lorsque les pénuries affectent les cultures et les jardins et que le risque d’incendies de forêt est élevé. «En outre, la majeure partie de l’eau traitée chimiquement dans les piscines et d’autres sources finit dans la mer, où elle nuit non seulement aux écosystèmes d’eau douce, mais pollue également la vie marine», explique Ivana Selanec.

Les parcs naturels tels que le parc Krka ont connu une augmentation significative du nombre de visiteurs, entraînant l’érosion des sentiers, la perturbation de la faune et la dégradation de l’environnement naturel, selon des études, malgré les restrictions d’accès imposées par les autorités.

La construction incontrôlée d’installations touristiques a fragmenté des habitats essentiels. En Istrie, 70 % des nouveaux bâtiments construits depuis 2020 l’ont été dans des zones protégées, selon l’association citoyenne environnementale Zelena Istra (Istrie verte). La mer Adriatique a connu une augmentation de 25 % de la pollution microplastique depuis 2019, liée aux navires de croisière et aux décharges côtières.

Dans la région des lacs de Plitvice, l’expansion des logements illégaux autour du parc – 500 bâtiments au cours de la dernière décennie – a modifié le flux naturel de la rivière Korana, affectant des espèces endémiques telles que la truite marbrée, selon un rapport de l’UICN World Heritage Outlook, une organisation de conservation.

Surpeuplement, loyers élevés, gentrification

Les effets de la surpopulation se font également sentir dans les centres urbains. La prolifération des hébergements touristiques, notamment par le biais de plateformes comme Airbnb, transforme les quartiers résidentiels en zones embourgeoisées, contribuant au déplacement des résidents locaux en raison de l’augmentation du coût de la vie et du manque de logements abordables.

Selon une étude réalisée en 2019 par l’université de Barcelone, 40 % des logements du centre de Dubrovnik sont désormais utilisés comme hébergement touristique, ce qui a contribué à faire grimper les prix de location de 250 % depuis 2015. Cette situation a entraîné l’exode de 600 résidents historiques au cours de la dernière décennie. À Split, 30 % des magasins traditionnels ont été remplacés par des boutiques de souvenirs et des agences de tourisme.

L’augmentation du nombre de visiteurs met à rude épreuve les infrastructures locales et les services publics tels que les transports, la collecte des déchets et les services de santé, en particulier pendant les mois d’été.

Au niveau de la culture et du patrimoine, l’impact négatif du tourisme est également significatif. L’authenticité des centres historiques est menacée par la transformation des espaces publics en attractions touristiques. L’afflux massif de visiteurs a entraîné la perte des traditions locales et la transformation de la vie quotidienne en un spectacle pour les touristes.

Un autre problème majeur causé par le tourisme de masse est la nature saisonnière de l’emploi. Certains endroits deviennent des «villes fantômes» pendant l’hiver: sur l’île de Hvar, par exemple, 80 % des entreprises ferment entre novembre et avril, laissant de nombreuses personnes sans emploi.

Le mantra de la durabilité

Le gouvernement croate prétend depuis longtemps poursuivre un modèle de tourisme durable. Parmi les solutions qu’il propose figurent un contrôle plus strict du développement côtier, une gestion appropriée des déchets et la protection des parcs nationaux et des réserves naturelles. Les villes portuaires limitent le nombre de bateaux de croisière et de visiteurs quotidiens sur les quais, et certaines municipalités restreignent l’utilisation des valises à roulettes afin de préserver les pavés de leur vieille ville.

Les critiques, cependant, affirment que de nombreuses mesures vantées par le gouvernement n’ont jamais été correctement mises en œuvre, et que ceux qui enfreignent les règles ne sont pas dissuadés par les sanctions.

«Notre gouvernement parle beaucoup, mais il ne lutte pas sérieusement contre la dégradation urbaine, affirme Vjeran Pirsic. Les promesses du gouvernement en matière de durabilité sont une plaisanterie. Les politiciens se protègent des critiques alors que leurs décisions favorisent les grandes entreprises.»

Un avis que partage Ivana Selanec: «La mise en œuvre de ces réglementations est très souvent minimale, presque inexistante. Il n’est pas rare que des groupes puissants trouvent des moyens de contourner les règles, de faire ce qu’ils veulent et de ne pas subir de conséquences, ou alors ils n’en ont tout simplement pas peur. Le système global de contrôle et d’inspection en Croatie est faible et sert souvent les intérêts des privilégiés.»

Et de préciser: «Le tourisme est d’une importance existentielle pour la Croatie, en ne pensant pas à long terme et en ne faisant pas de sacrifices pour assurer la survie d’un environnement sain, nous coupons la branche sur laquelle nous sommes assis.»


Article publié sur le site anglophone de BIRN – Balkan Insight.

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