L’Europe a des raisons de pleurer

Publié le 29 décembre 2023

Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, en 1993. – © Christian Lambiotte / European Communities, 1993 / EC – Audiovisual Service

Quel sentiment de vide soudain! Jacques Delors, le grand bâtisseurs de l’UE, à la fois visionnaire et pragmatique, a marqué l’histoire. Le père de l’euro, du marché unique, de la liberté de circuler, des échanges estudiantins, du projet social… Il imaginait, il façonnait l’avenir et parvenait à convaincre. Aucune figure aujourd’hui n’est, même de loin, à la hauteur de la sienne.

Souvenir. Lorsque je le rencontrai, avant le vote sur l’EEE, il m’avait impressionné par sa voix claire, profondément respectueuse de la Suisse qu’il espérait voir dignement attelée au train des pays-membres. Il lâcha le terme de «deuxième cercle», puis, le lendemain, le corrigea pour éviter toute connotation péjorative et me fit savoir, par la bouche de son adjoint Pascal Lamy, qu’il préférait le mot de «partenariat». Son propos respirait la sincérité. «Je ne suis pas un bonimenteur de foire!» disait-il. Le discours politique est le plus souvent fabriqué pour plaire. Pas le sien. Il avait des convictions, syndicalistes et européennes, mais pas d’ambition personnelle. Refusant même de se présenter à l’élection présidentielle française alors qu’il était au sommet de sa popularité. Que l’on soit d’accord ou pas avec ses vues, comment ne pas admirer sa probité? Même ses adversaires le respectaient.

Depuis lors tant de vents contraires se sont levés. Les dangers multiples, la pauvreté grandissante, le désarroi de nos sociétés, la lourdeur et l’opacité de l’appareil communautaire ont sapé l’idéal du départ, nourri le retour des nationalismes. Ce repli sur soi qui inquiéta tant Delors jusqu’à son dernier souffle.

Inutile de regretter le passé. Voyons le présent et interrogeons-nous sur l’avenir. Les nationalistes qui paraissent sur une lancée prometteuse dans tant de pays ont certains arguments qu’il faut entendre. Aucun de ces partis ne demande la fin de l’Union, dont même les pourfendeurs grincheux admettent la nécessité. Voir Madame Meloni! Tous n’ont pas la même histoire ni les mêmes motivations. La peur de l’immigration, sans doute, mais pas seulement. Celle de l’autoritarisme aussi, dans tant de domaines. La politique des gouvernements européens fait question. Appuyer à coups de milliards par centaines une guerre apparemment sans issue en Ukraine est de plus en plus critiqué. Ouvertement en Allemagne, en catimini ailleurs aussi.

La posture des dirigeants européens en ces temps troublés est calamiteuse. Sans vision propre de la tragédie qui ensanglante le flanc est, cette malheureuse Ukraine. Ils ferment les yeux sur ce qui a précédé le conflit et sur les réelles perspectives d’avenir. Les beaux discours sur une promesse d’adhésion, beaucoup n’y croient guère. Quant à la Commission, elle n’a qu’une boussole, celle qui suit le puissant magnétisme du discours des Etats-Unis. Plus question de défense commune, vive l’alignement sur l’OTAN, et que valsent les achats faramineux d’armes américaines. A Bruxelles, on ne bronche même pas lorsque Washington attire outre-Atlantique les entreprises industrielles européennes à coup de subventions dites vertes et grâce au meilleur prix de l’énergie. Tout en vendant aux naïfs leur gaz de schiste ruineux.

Et voilà que survient la guerre à Gaza et en Cisjordanie. Après que le monde a fermé les yeux durant des décennies – comme en Ukraine! – sur ses prémisses annonciatrices. Et là encore, aucune voix européenne propre ne s’élève avec force. C’est le Qatar, pourtant partie prenant au conflit, qui mène le bal des négociations. Un comble. L’ONU fait ce qu’elle peut. Paris? Berlin? Des présidents voyagent sur place, où de part et d’autre on les snobe, on leur fait comprendre que l’on n’attend rien d’eux. L’Europe bafouille, reprend grosso modo le discours des USA qui représentent en fait un acteur de la guerre. Alors que de larges pans des opinions s’indignent des bombardements aveugles, des massacres de civils, des humiliations commises par Israël, emporté dans une folie vengeresse qui vire maintenant à l’épuration ethnique ouvertement revendiquée. Les indignations, les condamnations, les sanctions, c’était pour la seule Russie. L’hypocrisie du discours à deux vitesses est éclatante. Le monde, au-delà de nos parages, en tire de fâcheuses leçons pour nous. Nos tirades sur le respect des droits font un flop.

Désastre diplomatique, faillite morale.

Faut-il se faire à l’idée que désormais l’Europe, dite autrefois des Lumières, le continent aux 750 millions d’habitants, subit son destin plus qu’elle ne le façonne? Muette et passive? A la merci des manœuvres géopolitiques de l’Amérique, de la Chine, de l’Iran, des monarchies du Golfe et de qui d’autre encore?

D’où pourrait venir le sursaut? Dans un premier temps, peut-être des mécontentements populaires divers et mêlés. Puis il faudra que s’élèvent enfin des voix fortes, émancipées, réalistes. Que monte un discours clair et conséquent face aux fauteurs de guerres, quels qu’ils soient. A nous, Européens de tous bords, de le réclamer haut et fort. Se taire, se résigner, ce serait tout simplement indigne.

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