L’architecture sécuritaire de l’Europe est à revoir complètement

Publié le 14 janvier 2022
Et si la principale menace qui pèse sur l’Europe n’était pas climatique mais militaire? Les discussions entre Russes et Américains qui se déroulent à Genève depuis le sommet Poutine-Biden de juin dernier montrent que l’est européen, avec le détroit de Taiwan, sont devenus les deux endroits les plus dangereux de la planète. L’Europe, pourtant aux premières loges, a été évincée du terrain à force d’autogoals.

L’histoire est cruelle. Elle se venge quand on cherche à la répudier. Pour les Européens, l’affaire était entendue depuis trente ans. Les Etats-Unis ont gagné la Guerre froide, les pays de l’est européen ont pu intégrer le giron des démocraties libérales sous le parapluie américain et chacun n’avait plus qu’à vaquer tranquillement à ses occupations et à globaliser en rond sans se préoccuper de sécurité.

C’était sans compter sur la montée en puissance de la Chine et la remontada d’une Russie qui semblait définitivement reléguée en deuxième ligue selon l’expression d’Obama. Et c’était surtout sans compter sur le refus obstiné des Etats-Unis de reconnaître ce nouvel état de fait et de faire une place sur la scène mondiale à ses deux nouveaux partenaires. C’est dur de revenir sur terre quand on a été longtemps habitué à jouer le premier rôle.

Les signaux n’ont pourtant pas manqué. En 1999, la Russie avait montré sa mauvaise humeur lorsque l’OTAN avait bombardé la Serbie en violant le droit international et que les Occidentaux aidaient la rébellion tchétchène via les monarchies du Golfe. En 2001, elle a accusé le coup lorsque George W. Bush a rejeté avec mépris la proposition de Poutine de lutter ensemble contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre. En 2003, elle a regardé avec sidération les mêmes envahir l’Irak après avoir copieusement menti sur les pseudo-armes de destruction massives de Saddam Hussein.

En 2007, premier avertissement, Poutine annonçait à la conférence sur la sécurité de Munich que l’expansion continue de l’OTAN à l’est violait les assurances données à Gorbatchev en 1990 et menaçait la sécurité de son pays, et par conséquent de l’Europe. Réponse: dix mois plus tard, en août 2008, la Géorgie attaquait par surprise l’Ossétie du sud avec le feu vert des Etats-Unis (avant de se faire battre piteusement). En 2011, la Russie se fit une nouvelle fois rouler dans la farine en laissant passer une résolution du Conseil de sécurité sur la Libye, qui fut elle aussi outrepassée et servit de prétexte pour renverser Kadhafi.

En 2014, ce fut le renversement du gouvernement légal et prorusse d’Ukraine à l’occasion de manifestations dont on sait aujourd’hui qu’elles furent coordonnées de l’extérieur (les 5 milliards de dollars et le fameux coup de fil «Fucking Europe» de Victoria Nuland). Excédée, la Russie réagit par l’annexion de la Crimée et le soutien aux rebelles du Donbass. L’année suivante, toujours aussi échaudée, la Russie décidait d’intervenir pour contrer la tentative de renversement du gouvernement syrien planifiée depuis 2006 (comme l’a révélé le magazine Time) et mise en œuvre en 2011 à la faveur du «printemps arabe».

Pendant ce temps, des opérations de désinformation – de psy-ops comme on dit dans le langage des services de renseignement – étaient montées à rythme constant afin de conditionner l’opinion publique contre la Russie. On citera pour mémoire l’affaire du dopage d’Etat (2015-2016), le Russiagate, nom donné à la soi-disant ingérence russe dans les élections américaines de 2016, aujourd’hui complètement infirmée (2016-2019), l’affaire Skripal, du nom de ces deux agents qui auraient miraculeusement survécu à leur empoisonnement en Grande-Bretagne (2018), l’affaire Navalny, qui suit rigoureusement le même scénario en 2020-2021, l’affaire du vol Ryanair prétendument détourné par la Biélorussie sur instruction de Poutine (mai 2021). 

L’an dernier a été particulièrement riche en rebondissements puisqu’à cela viennent s’ajouter les accusations portées sur le chantage énergétique russe (Moscou aurait fait intentionnellement monter les prix du gaz alors que l’Europe en est la seule responsable en misant sur des contrats à court terme et en refusant d’apporter son soutien à l’oléoduc Nordstream II) et les menaces d’invasion de l’Ukraine (les exercices des troupes russes répondaient aux grandes manœuvres de l’OTAN en Europe de l’est, dans les pays baltes et en Mer Noire). 

On conclura ce tour d’horizon en rappelant que la fameuse doctrine Guerassimov, que les Occidentaux ont souvent mise en avant pour justifier leur politique militaire antirusse et selon laquelle le chef de l’état-major russe aurait théorisé la guerre hybride contre l’Occident, n’était qu’une invention britannique, comme l’a reconnu en 2018 son auteur, l’expert Mark Galeotti.

Je conviens que ce rappel des faits est assez fastidieux. Mais il montre comment cet enchainement d’actions et de réactions a abouti à la situation délétère d’aujourd’hui. Et que cet enchainement est délibéré et ne doit rien au hasard. En 1992 déjà, la «doctrine Wolfowitz-Cheney» avait clairement exposé le scénario à suivre pour prévenir l’émergence de tout nouveau rival sur la scène mondiale. En 1996, Zbigniew Brezinski l’avait explicitée dans son livre «Le Grand Echiquier» tandis que le très influent think tank Project for a New American Century était chargé de le mettre en musique. 

On lira à ce propos une passionnante étude, au-dessus de tout soupçon de russophilie, du stratégiste américain James Kurth, proche de George Soros, qui montre comment l’extension de l’OTAN en Europe, entre 1991 et 2020, a été faite dans l’objectif non seulement d’isoler la Russie mais de diviser les Européens en utilisant les leviers polonais et balte pour empêcher tout rapprochement des Européens occidentaux – Français, Italiens et Allemands en particulier – avec ces autres Européens que sont aussi les Russes.

Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que la Russie refuse de discuter avec les Européens de l’Ouest, qui ont abandonné depuis trop longtemps toute réflexion stratégique propre pour s’aligner sur les seules vues américaines. Et qu’elle ait décidé de fixer des lignes rouges en refusant toute admission de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN. Tant qu’Américains et Européens refuseront d’admettre que l’extension de cette alliance militaire offensive pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, aucune avancée ne sera possible.

C’est toute l’architecture sécuritaire mise en place en Europe depuis la fin de la Guerre froide qu’il faut revoir pour que le continent retrouve de la sérénité. A défaut, à force d’enfoncer des clous dans les pattes de l’ours russe, il arrivera un jour où nous recevrons un sérieux coup de griffe. Il ne faudra pas, alors, faire les étonnés.

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