L’Amérique latine vire à gauche

Soulagement en Colombie: la démocratie a fonctionné. Même Alvaro Uribe, l’ex-président de la droite dure, salue le vainqueur. On pouvait craindre le pire dans ce pays violent, agité par des bandes criminelles et des restes de guérilla. Un énergumène à la Trump, Rodolfo Suarez, riche entrepreneur du bâtiment, inconnu il y a quelques semaines, a surgi à la surprise générale pour le second tour. Cet agitateur de 77 ans a fait toute sa campagne sur les réseau sociaux, sur Tiktok principalement, avec pour premier slogan, la lutte contre la corruption. Tout un pan de la droite, paniquée par la gauche, a voté pour lui. Les candidats, sérieux et expérimentés, du centre et de la droite modérée se sont effondrés. Gustavo Petro et la vice-présidente, afro-américaine, Francia Marquez, l’ont emporté avec 50,5 des voix (et 58% de participation!). Une première historique: jamais la gauche n’était parvenue au pouvoir. «A partir d’aujourd’hui la Colombie change. Elle est autre. Ce n’est pas un changement par vengeance ni pour créer plus de haines», furent les premiers mots du vainqueur.
Le programme? Combattre la pauvreté (38% des Colombiens ne mangent pas à leur faim), passer aux énergies renouvelables, améliorer enfin l’éducation publique, plus d’impôts pour les plus riches. Vastes défis si l’on y ajoute la lutte contre la criminalité organisée, les trafics de drogues, et le cas épineux de la culture de la coca. Ce président qui fut autrefois guérillero, devenu au fil du temps un habile politicien, notamment maire de Bogota, a en tout cas les outils politiques pour entreprendre un profond changement dans cette société où l’injustice sociale et la misère atteignent des records mondiaux. Excellent orateur mais taiseux au quotidien, jamais emporté, le personnage est un obstiné, un têtu, d’après ses proches et même sa fille. Il l’a prouvé. Ex-guérillero donc (du groupe M6), qui fut arrêté et torturé, il a dû ensuite s’exiler en Belgique où il s’est familiarisé avec l’écologie – qu’il invoque aujourd’hui. Puis il a gravi patiemment tous les échelons, avec plusieurs échecs en route. Doté d’une majorité parlementaire, il n’est pas là pour brasser de l’air.
Et une surprise soudain. Son plus proche collaborateur, l’influent Armando Benedetti, vient de déclarer dans El País: «A cette élection, nous sommes à 50-50. Ce pays est divisé, fracturé. Si nous continuons dans les rancœurs, les divisions et cette polarisation, nous n’allons nulle part. C’est dans l’ADN du président élu que se ressent la nécessité d’un grand accord national.» Avec tous! «Petro doit s’asseoir et parler avec Uribe», et Benedetti précise que pour la gauche, «le programme économique est différent mais sans détruire le capitalisme». Réussira-t-il mieux que Macron qui a rêvé brièvement, lui aussi, d’un «accord national»?
La gauche latino-américaine a bondi de joie. Le jeune et nouveau président du Chili voit là un signe d’unité dynamique du sous-continent. Celui d’Argentine, Alberto Fernandez, plutôt à gauche lui aussi, applaudit. Comme le président du Mexique, Andres Manuel Lopez Obrador, qui d’une certaine façon donne le ton. Ces dirigeants connaissent bien des tracas chez eux mais jouent, et joueront avec Gustavo Petro, une délicate partie internationale. Comment garder ses distances face aux Etats-Unis qui aspirent comme toujours à mettre la région sous leur coupe et à maintenir de bonnes relations, nécessaires au plan économique et dans la question migratoire? Ce nouveau paysage politique préoccupe Washington, mais on y a aujourd’hui d’autres soucis plus pressants. Les stratèges de Joe Biden ne viennent-ils pas d’alléger les sanctions contre le Venezuela pour en obtenir plus de pétrole? Maduro se frotte les mains à Caracas. Où l’on se prépare à la reprise des relations diplomatiques avec la Colombie et à la réouverture de la frontière entre les deux pays.
Mais le grand enjeu se trouve au Brésil. Le potentat d’extrême droite et populiste, Jair Bolsonaro, mal placé dans les sondages, fera tout pour barrer la route à l’ex-président Lula, peu menacé par les formations de droite classique et du centre, trop divisées et sans figure charismatique. Luiz Inacio Lula da Silva, finalement lavé des accusations de corruption – pour lesquelles il a fait de la prison – a mis de l’eau dans son vin révolutionnaire et trouvera des appuis au-delà de la gauche, au demeurant fâcheusement divisée. Le risque de coup d’Etat est réel. «Bolsonazi» comme l’appellent ses adversaires a armé des milices qui font le coup de main dans les quartiers populaires. Il tente d’échauffer de jeunes officiers de droite au sein de l’armée, dont les hauts cadres restent cependant à l’écart de ces manœuvres. Tout peut arriver. Le pire ou l’espoir, face au gigantesque défi de la faim et de la sécurité.
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