Permettre tous les points de vue

Publié le 26 mars 2021
La présence appuyée d’agendas idéologiques tendance «décolonialisme», «woke» et «cancel culture» dans les domaines des sciences sociales est un fait. Faut-il pour autant partir à la chasse à l’idéologie dans les universités, comme l’a préconisé la ministre française Frédérique Vidal? Pas sûr. Voici l’ébauche d’une alternative, valable aussi pour les médias.

La question de l’idéologie dans les universités fait parler ces temps-ci. En France, la dénonciation de l’islamo-gauchisme à l’université par la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a suscité la polémique il y a quelques semaines. Plus récemment, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer a déclaré s’inquiéter des réunions non-mixtes (non-ouvertes aux Blancs…) organisées par l’UNEF, le grand syndicat étudiant. En Grande-Bretagne, le ministre Gavin Williamson souhaite légiférer pour garantir la tolérance à l’université et la liberté académique, comme l’a rapporté la NZZ

La présence appuyée d’une cancel culture, d’une mouvance décoloniale et d’un esprit hostile à l’universalisme dans les facultés de sciences humaines et sociales occidentales est un fait. Un exemple personnel en plus de tous ceux déjà relayés dans les médias: durant mes deux années de master à l’Université de Neuchâtel, j’ai dû suivre, en raison de chevauchements horaires et de la taille de l’établissement (moins une université est grande, moins il y a de choix), pas moins de trois enseignements à tendance décoloniale ou post-coloniale: une conférence de philosophie déjà décrite ici et deux séminaires de littérature où, pour faire court, il était question de la non-possibilité pour les peuples colonisés par la France d’avoir une histoire et d’écrire des œuvres en français…

Suren Erkman, professeur d’écologie industrielle, témoigne

Le corps enseignant et les chercheurs sont aussi concernés, pas seulement les étudiants. Suren Erkman, professeur d’écologie industrielle à l’Université de Lausanne, m’a livré un témoignage édifiant au bout du fil: «J’ai été vivement critiqué et attaqué publiquement par un collègue simplement pour mon approche non-catastrophiste des problèmes d’environnement, et en particulier de la question climatique.» C’est l’un des thèmes que le chercheur à la renommée internationale – et au croisement des sciences naturelles, sociales et humaines ainsi que des sciences de l’ingénieur – considère justement comme instrumentalisé par des militants, particulièrement au sein des sciences sociales et humaines.

Le jugement militant commence déjà par le choix des mots. «Des étiquettes comme celle de « climato-sceptique » servent à jeter le discrédit sur des collèges scientifiques ayant simplement des approches ou des conclusions différentes», estime l’universitaire. «Or, le scepticisme est l’autre nom du doute, qui en science doit toujours accompagner la recherche de la vérité. Quant à ceux qui nieraient la réalité du changement climatique, je n’en connais pas en Suisse.»

Le professeur étend son constat aux médias: ceux-ci témoignent parfois d’une certaine intolérance à l’endroit des paroles non alignées sur le discours officiel. Pas question néanmoins de leur attribuer la faute d’une crispation des points de vue dans les universités. «Celle-ci me paraît davantage liée à des enjeux de pouvoir de nature idéologique ou narcissique. C’est une manière d’attirer l’attention que de crier à la fin du monde.»

En finir avec la géométrie variable

Il est donc salutaire que des membres de gouvernements thématisent cette problématique et esquissent des pistes de solution à ce qui s’avère être un problème pour l’esprit de débat, la qualité du climat intellectuel et l’avenir de la recherche. Il vaut cependant la peine de se demander si la stratégie adoptée par Frédérique Vidal, à savoir traquer les manifestations de cette idéologie dans les facs au moyen d’une enquête et de sanctions pour les cas avérés, est la bonne.

Comme sur la question du complotisme, la tendance à voir des conspirations partout, l’attaque frontale qu’est la censure ou l’indifférence est souvent contre-productive. Museler un conspirationniste, c’est en quelque sorte lui donner des «preuves» qu’une manigance est en route pour faire taire les personnes dans son genre. Empêcher les (plus ou moins) intellectuels d’analyser le savoir, la culture, le monde entier comme un rapport de force entre des dominants (les hommes, les Blancs, l’Occident, …) et des dominés (les femmes, les Noirs, les musulmans, …) comporte le même risque. A savoir celui de leur apporter sur un plateau une «attestation» de leur statut de dominés.

Quand bien même nous considérons cette vision binaire du monde comme fausse, voire dangereuse, celle-ci, dans une société libérale, doit pouvoir être exprimée. Le problème n’est pas que ces opinions aient droit de cité, mais plutôt que les autres, les nôtres, n’aient pas cette chance. En somme, ce ne sont pas le militantisme en faveur de l’écriture inclusive, l’activisme «pour le climat» et la lutte contre le «racisme systémique» qui sont condamnables, mais le fait que ceux qui se refusent à ces nouvelles religions sont parfois interdits de parole et souvent méprisés, voire attaqués personnellement en paroles ou en actes.

Le pluralisme, une exigence intemporelle

Rassurons-nous: la nécessité d’écouter tous les points de vue pour autant qu’ils reposent sur du factuel et qu’ils témoignent d’une certaine honnêteté intellectuelle n’est pas un défi qui se pose à notre époque plus qu’à une autre. Avant la toute-puissance des gender studies et des cultural stuides, théorisées en France, développées aux Etats-Unis et revenues en Europe, le structuralisme et le marxisme occupaient par exemple une place prépondérante dans les facs européennes. Et gare aux étudiants et professeurs qui s’en distançaient trop.

Le risque de l’uniformisation de la pensée au sein des universités comme des médias leur est en fin de compte inhérent. Réfléchir contre soi-même, tolérer des approches complémentaires voire contradictoires, accepter qu’on s’intéresse à des domaines de recherche mais aussi qu’on ne s’y intéresse pas, lire aussi bien «sa» presse pour approfondir sa conception du monde que d’autres sources pour nourrir sa lecture de la réalité, voilà bien un effort de tous les instants et de tout temps. Il urge d’en saisir l’importance pour que demeure la vie démocratique.


 

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