Chasse aux fausses infos: et si c’était contre-productif?

Publié le 29 mai 2020

Le fact checking, ou vérification d’informations, déjà très pratiqué par les médias, s’invite désormais sur les réseaux sociaux. Et la chasse à l’intox pose une question: a-t-on encore le droit de penser, de croire, d’écrire ou dire des conneries? – © DR

La nouvelle aura sans doute échappé à la majorité des lecteurs, tant elle est passée en douce. Un petit article informatif dans Le Temps du 12 mai et c’est tout. Facebook lance une opération de traque aux fausses allégations publiées sur sa plateforme. C’est Keystone/ATS qui s’apprête à le faire pour la Suisse romande. Cette affaire, d’apparence anodine, pose de grandes questions. A commencer par celle-ci: doit-il être interdit de dire des bêtises?

Partir à la chasse aux fausses informations: telle est la mission que s’est donnée la géante entreprise Facebook depuis environ un an. Une réaction, sans doute un brin commerciale, aux nombreuses critiques émises à l’encontre du tout et du n’importe quoi qu’on peut trouver sur le réseau social. La situation s’est accentuée dernièrement: Madame covid-19 est passée par là et les commentaires de type complotiste ont afflué. La plateforme a alors décidé d’étendre son contrôle de l’info en Suisse et en Autriche, comme on a pu le lire dans Le Temps du 12 mai. L’article nous apprend que c’est à des agences de presse, comme vraisemblablement Keystone/ATS pour la Suisse romande, qu’il reviendra de juger de la validité des contenus, Facebook fournissant une première sélection.

Contacté par téléphone, le collaborateur de Keystone en charge du dossier n’est pas en mesure d’indiquer des précisions pour le moment. Les discussions entre l’agence de presse, menée par sa partie alémanique, et Facebook devraient progressivement arriver à un terrain d’entente. Une chose est donc certaine: la collaboration se dessine. En attendant de savoir quelle forme prendra cette coopération, la question de fond peut déjà être posée: la chasse aux fausses informations est-elle si bonne que cela pour la santé de la démocratie? Est-elle-même souhaitable dans ce cas précis?

Certes, l’honnête citoyen peut d’abord se réjouir d’une telle nouvelle. Après tout, les publications d’utilisateurs où il est par exemple recommandé de boire du gel hydroalcoolique pour être immunisé peuvent avoir des conséquences malheureuses auprès de la population. Facebook entend dénoncer, voire supprimer ces fameuses fake news proférées sur son site, selon la gravité du post. A première vue, donc, il semble logique que la question de la responsabilité se pose pour des individus qui, sans l’ombre d’un doute, distillent à profusion ce que les Anglo-saxons appellent du bullshit, parfois au prix d’issues fâcheuses chez d’autres individus les ayant crus sur parole.

L’enfer est pavé de bonnes intentions

Or, n’oublions pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Une mesure n’est pas souhaitable qu’au motif de ses visées vertueuses. Assez d’horreurs ont été commises dans l’histoire au nom de grands idéaux qu’il n’est pas besoin d’en établir à nouveau la liste pour être acquis à ce fait. Dès lors, se pose la question des moyens pour atteindre la fin: la censure a-t-elle le potentiel de rendre le monde moins complotiste? Hélas, cela se saurait. C’est même souvent le contraire. Un amateur de théories du complot à tout bout de champ accueillera la censure comme une nouvelle preuve de ce qu’il avance: le système est pourri et le musèle.

Au-delà de la question du complotisme et des moyens d’y faire face, certains citoyens s’interrogent sur les acteurs sollicités, comme le jeune libéral-radical Nicolas Jutzet, fondateur du podcast Liber-Thé: «C’est une drôle de chose de croire que l’ATS peut décider ce qui est vrai ou faux. Souvent, la vérité est nuancée. L’existence de controverses est la conséquence de la liberté d’expression. Refuser de faire face avec des arguments, c’est faire peu de cas de la liberté, notamment celle de son prochain. […] Au final, ces mesures reviennent indirectement à encourager une forme de politiquement correct et, au lieu d’institutionnaliser la critique, risquent de faire triompher une « vérité » aseptisée.»

Jean-Claude Péclet, ancien rédacteur en chef de L’Hebdo, partage cette inquiétude pour des raisons relativement différentes. Selon lui, le complotisme se répand quand le peuple se méfie des médias traditionnels. Or, cette méfiance pourrait bien s’accroître avec une chasse aux fausses nouvelles. «Il y a une armada de gens au Etats-Unis dont le seul travail est de dénoncer les mensonges de Trump. Est-ce que cela a fait baissé sa popularité? Non, au contraire.» C’est pourquoi le journaliste en appelle à une remise en question des médias plutôt qu’à du factchecking. «La presse aurait avantage à investir dans de bons secrétaires de rédaction et à cesser d’alimenter l’atmosphère anxiogène que suscite naturellement l’arrivée d’un nouveau virus. Le suivisme doit faire place au débat. C’est la première mesure d’hygiène qui devrait s’imposer aux journalistes.»

«Factchecking» et démocratie libérale

Outre la dimension pragmatique, le problème est philosophique. L’incertitude doit-elle disparaître des déclarations publiques? Pas si l’on tient à la science, qui dans son essence est basée sur le doute – une théorie est vraie jusqu’à preuve du contraire. Pas non plus si l’on tient à la démocratie libérale: plutôt que de prendre le risque de braquer les méfiants, mieux vaut en fait défendre, et même encourager, la concurrence des opinions, des points de vue sur la réalité. Précisément pour que la société puisse s’approcher du réel le plus harmonieusement possible. La liberté de dire des conneries – à condition de ne pas donner dans la diffamation ou l’insulte publique – est non-négociable dans une société ouverte. Cela nous arrive à tous d’en dire des grosses – et même d’en écrire… Quoi de mieux que des arguments rationnels et un peu de confrontation pour nous sortir de nos égarements?

D’ailleurs, après les discussions sur le coronavirus, quels autres domaines du discours passeront au crible de la vérification? Et après les réseaux sociaux, qui suivra le pas? L’ONU a déjà annoncé qu’elle se lançait dans un factchecking de plus grande ampleur, jugeant les mesures des réseaux sociaux insuffisantes – outre la manœuvre de Facebook, Twitter a durci ses règles en matière de contenu à caractère suspect le 11 mai 2020. Avec son Opération Verified, l’ONU vise à donner elle-même accès à des informations précises et fiables, via divers canaux. La démarche est donc positive (publication de contenus) et non négative comme l’est celle des médias sociaux (censure).

Reste qu’en période de crise, où nous avons besoin d’être informés et de nous sentir en sécurité, le risque est grand de perdre le goût de nos libertés. Soyons vigilants. N’acceptons pas les intimidations de plus en plus fréquentes sur ce qu’il faut dire, penser, aimer, haïr, manger, boire, lire, regarder ou respirer. Car s’il y a des cas paradigmatiques de désinformation concernant le covid-19, nous aurions tort d’omettre que celle-ci peut émaner des communiqués officiels eux-mêmes. Le fait que Facebook, entreprise privée, pose des conditions à ses utilisateurs est tout à fait normal; que les agences de presse s’en mêlent, moins. Voilà l’affaire sur laquelle le débat public doit porter.


A lire aussi sur la question, l’article fouillé d’Infosperber sur le profil des organismes actifs dans le factchecking international.

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