Décryptage d’une belle pagaille

Depuis des années, le Conseil fédéral joue la carte de l’attentisme, lambine comme un escargot. Bruxelles a fini par s’en agacer. – © PxHere
Bruxelles semble ne pas vouloir prolonger l’équivalence boursière pour la Suisse. La décision formelle devrait tomber vendredi. Ce sont de premières représailles à l’attentisme qui sert de stratégie au Conseil fédéral.
Les intérêts de la place financière seront-ils sacrifiés? Techniquement, le gouvernement a encore quelques jours pour trouver une solution. On verra.
En attendant, essayons de décrypter cette pagaille et d’en comprendre les origines:
C’est la Suisse qui est demandeuse d’un accord cadre pour fluidifier et consolider les accords bilatéraux avec l’Union européenne. Redorer la voie bilatérale (dont les Européens ne veulent plus vraiment tant elle est fastidieuse), c’est l’option préférée des partis gouvernementaux pour éviter la question d’une adhésion à l’UE.
Les négociations ont duré cinq ans. La Commission attend depuis décembre dernier que la Suisse veuille bien en parapher le résultat, ce qui ne signifie pas encore signer et ratifier. Il appartient aux diplomates de parapher, au Conseil fédéral de signer, et aux Chambres fédérales, puis au peuple de ratifier.
La Suisse a la réputation d’être une négociatrice efficace et fiable. On ne se souvient pas qu’elle ait attendu six mois pour parapher un accord. Ce que nous faisons depuis lors est tout à fait inhabituel.
Nos négociations avec l’UE ont toujours été à double face. Il y a le front extérieur – celui de la négociation – et il y a le front intérieur, celui de la préparation de l’opinion à la votation finale.
Ce qui cloche cette fois-ci, c’est que le front intérieur a été complètement négligé. Didier Burkhalter et Johann Schneider-Ammann n’ont rien entrepris de sérieux pour informer les partenaires sociaux et les amener à une même table pour définir un nouveau paquet de mesures d’accompagnement.
Beaucoup de temps a été perdu dans la constitution de ce consensus intérieur. D’où la pagaille actuelle, les demandes de clarifications ou de renégociations que l’UE estime, à juste titre, tardives et irrecevables.
Nouveaux venus dans la gestion de l’épineux dossier de nos relations avec l’UE, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter et le président de l’Union syndicale suisse Pierre Yves Maillard ont pris les choses en mains, un peu à la dernière minute. Ils veulent se donner une marge de manœuvre temporelle, que leurs prédécesseurs ont gaspillée, et qu’ils ne sont pas sûrs d’obtenir de Bruxelles.
Il est totalement légitime que les syndicats veuillent défendre le niveau des salaires en Suisse. Mais, de facto, les syndicats prennent en otage la question européenne. Ils l’utilisent pour obtenir ce qu’ils n’ont pas réussi à négocier jusqu’ici avec les associations patronales.
La liste des mesures de protection ou de compensation sur lesquelles les partenaires sociaux pourraient se mettre d’accord, indépendamment de Bruxelles, est longue. Rien n’empêche les cantons et la Confédération d’intensifier les contrôles sur les chantiers. Rien ne les empêche non plus de consolider les données récoltées pour bannir les moutons noirs qui pratiquent le dumping salarial.
Nombre d’avancées sociales en Suisse ont été portées par des représentants de la droite et de la gauche qui ont pris la responsabilité de forger un compromis, malgré de profondes divergences. Dans cette veine, appeler à plus de responsabilité sociale de la part des entreprises en matière d’embauche et d’adjudication ne paraît pas hors de portée. Labelliser les sociétés qui s’engagent à contrôler leurs sous-traitants est une autre piste.
Enfin, le partage des fruits de la croissance amenée par les accords bilatéraux – qui ont simplifié l’accès au marché européen – devrait être mieux assuré. Cela pourrait être le cas via des augmentations de salaires, l’introduction d’un congé paternité, l’instauration de quelques jours de vacances supplémentaires.
S’ils n’obtiennent pas de résultats, certains syndicalistes laissent entendre qu’ils n’hésiteront pas à faire campagne aux côtés de l’UDC contre l’accord-cadre. Stupéfiant calcul: ils feraient donc alliance avec ceux-là mêmes qui, depuis 25 ans, ont empêché toute avancée sociale?
Ce qui est certain c’est que, face au défi de réinventer nos relations bilatérales avec nos principaux partenaires commerciaux, la diabolisation de l’UE – qui a essaimé de l’UDC à la plus grande partie de notre classe politique – est un autogoal. De la sorte, nous abaissons notre noble démocratie directe au rang d’outil populiste, ce qu’elle n’est pas. Nous laissons accréditer que les objectifs de paix et de prospérité de l’UE sont incompatibles avec la démocratie. C’est profondément idiot et tous ceux qui cèdent à cette facilité s’en mordront les doigts un jour.
Corollaire de ce besoin de transformer l’UE en bouc-émissaire de toutes les impuissances helvétiques, il existe une forte tendance à faire passer les proeuropéens de Suisse pour des imbéciles heureux, naïfs et aveugles qui ne verraient pas les immenses défauts de l’UE. Ce mépris est stérile. L’adhésion au projet européen ne signifie pas l’absence de critiques ou d’ambitions pour que celui-ci se réforme. Mais, en tant que Vaudoise, je n’exige pas la sécession de mon canton, quand je ne suis pas enchantée par une décision de la Confédération.
L’UE est très imparfaite, mais elle reste l’espace économique, juridique et moral dans lequel nos principaux partenaires commerciaux, l’Allemagne, la France et l’Italie, ont décidé de vivre (avec 24 autres pays européens). Nous nous devons de trouver une solution, nous ne pouvons pas – sauf à vouloir nous appauvrir et à sacrifier des milliers d’emplois – laisser la substance des accords bilatéraux se dégrader, et se multiplier à l’insu de notre plein gré. Les entraves au commerce, aux exportations, aux collaborations sécuritaires, scientifiques, culturelles, qui nous sont hautement bénéfiques.
Ceux qui, actuellement, prennent le risque de saboter la voie bilatérale en torpillant l’accord-cadre, ou en faisant le lit de l’initiative dite de limitation de l’UDC (dont l’acceptation entraînerait la fin des accords bilatéraux) jouent avec le feu, alors qu’ils croient seulement affirmer une souveraineté qui n’existe déjà plus (scoop pour ceux qui ne le savent pas: à chacune de ses séances, le Conseil fédéral glisse déjà beaucoup de droit européen dans notre législation, sans grand tamtam).
L’UE ne peut pas se montrer moins intransigeante avec nous qu’avec les Britanniques. Si elle se montre désormais prête à affronter un Brexit sans accord, elle n’aura pas trop d’états d’âme à laisser les Suisses s’auto-saborder. Ceux qui, dans les diverses institutions européennes, connaissent encore le dossier, savent que la Suisse, petit pays pragmatique, ne bouge que sous la pression des événements, rarement de manière autonome et fière, même si elle aime se raconter la fable d’une splendide indépendance.
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