Publié le 24 mai 2024
Depuis trois mois les manifs se multiplient dans l’île. Parce que plus rien ne va. Manque d’aliments et de médicaments, et surtout pannes d’électricité à répétions qui perturbent l’économie et la vie quotidienne. Les videos déferlent sur Tiktok, très regardé par les Cubains. Particularité: tous les camps s’y expriment. Le président de la République compris. De fait, pour la première fois depuis le début de la révolution lancée par Fidel Castro, un espace de débats s’ouvre sans guère de freins. Chaotique mais comme des prémices de démocratie.

Le slogan révolutionnaire affiché depuis soixante ans, «Patria o muerte» (la patrie ou la mort) fait place, sur d’innombrables images, à «Patria y vida», la patrie et la vie. Soudain la parole se libère. Auparavant oser une critique ouverte contre le pouvoir, c’était risquer immédiatement la prison. Et là, soudain, surgit une profusion de témoignages, de déclarations acerbes. Sans doute attisée de l’extérieur, des Cubains de Miami, mais nourrie aussi d’interventions manifestement captées sur place, sur les téléphones. Sur tous les tons. Dans de telles situations les dictateurs bloquent les plateformes. Pour l’heure, ce n’est pas le cas à Cuba. Le président de la République lui-même, en déplacement informel dans les quartiers, se fait filmer et s’affiche sur Tiktok.

Miguel Díaz-Canel, 64 ans, est aussi le premier secrétaire du Parti communiste cubain. Successeur de Fidel et Raúl Castro, il est loin d’en avoir l’éloquence et le charisme. Une mine de bureaucrate terne. Mais fort intelligent. Il a misé sur l’audace: utiliser les mêmes outils que ses opposants. Allant jusqu’à mettre sur la fameuse plateforme des extraits de sa longue interview, disponible aussi sur son site officiel, avec Ignazio Ramonet, l’ex-directeur du Monde diplomatique. Le Président reconnaît la gravité de la situation, dit comprendre le mécontentement populaire. Et tente d’expliquer, avec force détails, les raisons qui ont conduit à la paralysie actuelle du pays. D’abord, le blocus américain, coupable d’à peu près tout selon lui. Renforcé en 2019, étendu en particulier aux transactions financières, les banques internationales étant frappées de sanctions en cas de coopération avec Cuba. Qui se trouve ainsi privée de crédits. Díaz-Canel explique sans fard que l’Etat vit donc au jour le jour («nous ne dépensons dans la semaine que ce que nous gagnons cette semaine-là…»). Dès lors, faute d’investissements, tous les équipements, les usines électriques en particulier, se détériorent et tombent en panne. Il promet bien sûr un plan ambitieux de production solaire. Mais financé comment?

Commentaire malicieux d’un jeune tiktokeur déambulant sur le bord de mer: «La Révolution avait pour but de nous soustraire à l’emprise du capitalisme, et maintenant on nous explique que le problème, c’est notre exclusion des marchés financier ! Paradoxal, non?»

De surcroît le Venezuela qui a longtemps fourni du pétrole à bas prix a suspendu ses livraisons car il est lui-même en difficulté à cet égard. D’autres «pays amis» font défaut. La Russie, occupée ailleurs, ne paraît pas pressée d’envoyer ses pétroliers à la rescousse. Pas étonnant que le carburant manque sur l’île. Il est vendu hors de prix… à qui dispose de dollars. Une folle inflation frappe d’ailleurs tous les produits, jusqu’aux plus basiques. La ration alimentaire minimale, la «libreta», n’est plus assurée partout. En revanche, à Santiago de Cuba, elle prévoit désormais la livraison de charbon aux ménages pour compenser les pannes d’électricité!

A cela s’ajoute la baisse du tourisme, importante source de revenus pour l’Etat. Ce secteur est ouvert aux investissement étrangers mais contrôlé… par l’armée qui détient 51% dans ces sociétés privées-publiques. Des milliards ont déferlé, des dizaines d’hôtels ont été construits. Mais le personnel qualifié manque – il part travailler à l’étranger –, les pannes de courant sont dissuasives… et si les plages restent belles, les villes perdent de leur attrait. Sans parler des problèmes que peut causer un voyage à Cuba pour obtenir plus tard un visa américain. Les témoignages de touristes déçus se multiplient aussi sur Tiktok! Même les filles en quête de sexe tarifé, les «jineteras», se plaignent d’une chute de leurs revenus.

Aux frustrations quotidiennes de la population s’ajoute aussi une période d’aspiration à la liberté. Le mot-clé. Le grand écrivain Leonardo Padura, dans sa maison natale de La Havane, joint sa voix au concert, sur le net comme tout un chacun. Il rappelle son attachement «identitaire» à Cuba où il préfère vivre plutôt que dans sa maison en Espagne, il insiste aussi sur cette aspiration profonde. Voyant comment sa propre liberté est écornée. Ses livres, à succès partout dans le monde, sont quasiment introuvables dans son pays.

Le voyage à Cuba via Tiktok est fascinant. Au-delà des slogans enflammés, plus ou moins mis en scène, plus ou moins manipulés, ce sont surtout les images du quotidien qui retiennent l’attention. Les rues désertes, envahies de déchets que la voirie n’évacue plus guère. Les files en attente d’un improbable bout de pain. Car le blé, comme le riz, manque au point que l’Etat a fait appel à l’aide du Plan alimentaire mondial de l’ONU. Cette vieille femme au fond de la campagne qui ne sait plus comment chauffer sa soupe, sans bouteille de gaz, sans électricité, sans bois dans le voisinage. Ce paysan au bord d’arrêter son travail, faute d’engrais et de semences à prix abordable. Ces mères, enfants dans les bras, qui manifestent devant la résidence du Président, réclamant du lait en poudre, devenu rare aussi… Tout cela pêle-mêle avec des vues idylliques de l’île, de ses rivages, de ses beautés naturelles, avec des images historiques des fastes du Cuba «d’avant». Que rappellent les vieilles voiture américaines des années 50, encore capables aujourd’hui de promener les touristes.

Enfin ce qui blesse aussi au cœur ce pays de 11,2 millions d’habitants, c’est l’exode. On estime que ces deux dernières années, 700’000 personnes l’ont quitté. Car la porte s’ouvre grâce aux liaisons aériennes vers le Nicaragua, l’Amérique centrale… et donc, au bout, la frontière des Etats-Unis. Ceux-ci ont même commencé à renvoyer à Cuba, par avion spécial, des centaines d’immigrants irréguliers.

Les millions de Cubains à l’étranger, opposants ou sympathisants du régime, se mobilisent aussi sur Tiktok, avec toutes sortes de recommandations. Beaucoup se rendent en visite dans leurs familles restées au pays. Les valises pleines. Il n’y a plus aucune limitation, aucune taxe, à l’importation de biens par des privés. Les poches si possible pleines de dollars également. Car à Cuba, il reste des commerces de luxe où l’on trouve de tout si l’on paie en devises. Un jeune homme s’y exhibe en riant: «Comme je ne peux plus jamais manger de viande, je viens regarder de beaux morceaux de bœuf ici!» Plus sérieux, un autre recommande l’achat d’un appareil de fabrication espagnole, une batterie à charger quand il y a du courant et qui permet de s’éclairer un peu, de charger son téléphone dans les heures de panne. Selon un autre post, son importation passerait par une société aux mains des enfants de Fidel Castro!

Une information réconfortante, ou jugée telle, quelque part? Une nouvelle ligne aérienne internationale vient de s’ouvrir avec La Havane. En provenance… de Pékin! Avec un stop à Madrid. Touristes asiatiques en vue? Une échappatoire de plus? Ou des soutiens chinois? A voir.

Les perspectives d’avenir? Insondables. Des rumeurs font état d’un éventuel coup d’Etat militaire. Car le Parti communiste connaît de fortes tensions en son sein. Plusieurs dirigeants sont officiellement accusés de corruption. Parmi eux l’ex-ministre de l’Economie, Alejandro Gil Fernández, aujourd’hui en fuite, accablé de griefs par sa propre sœur sur les réseaux. Des cadres reprochent au Président de se montrer trop tolérant face aux manifestations contre le régime. A noter d’ailleurs que des opposants ont été arrêtés ces derniers jours.

La fièvre qui s’est emparée du pays n’est pas près de se calmer. Qu’elle aille vers la répression accrue ou la poursuite de l’ouverture, la Révolution qui a tant fait fantasmer, dans l’enthousiasme ou la détestation, paraît à bout de course.

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