Comment les philosophes de l’antiquité pensaient la guerre

Publié le 22 avril 2022
La guerre est un domaine fondamental de l’investigation philosophique, en ce qu’elle permet d’interroger la nature de l’homme, la dynamique de l’histoire, et les relations entre les êtres humains. Le champ lexical lié à la guerre, on s’en souvient, est réapparu dans l’espace public avec l’émergence du Covid-19 et le « Nous sommes en guerre », d’Emmanuel Macron.

Lucia Gangale, Université de Tours


La guerre est un domaine fondamental de l’investigation philosophique, en ce qu’elle permet d’interroger la nature de l’homme, la dynamique de l’histoire, et les relations entre les êtres humains.

Le champ lexical lié à la guerre, on s’en souvient, est réapparu dans l’espace public avec l’émergence du Covid-19 et le « Nous sommes en guerre », d’Emmanuel Macron. Depuis quelques semaines, le scénario de guerre est devenu une réalité concrète avec conflit au cœur de l’Ukraine dont les origines et la dynamique ont été largement sondées.

La rhétorique de la guerre des armes semble à présent prévaloir sur celle de la négociation, avec la perspective d’un conflit aux proportions mondiales loin d’être rassurante.

Habitués que nous sommes à commémorer les tragédies du 20e siècle, et après une longue période de paix, nous, Européens, n’avions jamais imaginé qu’après la pandémie, une sorte de troisième guerre mondiale se profilait à l’horizon. Pourtant, la guerre n’a jamais disparu de l’existence humaine : il y a eu plus de morts en raison de la guerre dans le monde entre 1945 et 2000 que pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour Homère, un « mal nécessaire »

Dans la culture antique, Homère définit la guerre dans l’Iliade. Il l’appelle Pòlemos kakòs, autrement dit « la guerre est un mal », mais ajoute immédiatement après, « un mal nécessaire ». La guerre joue un rôle fondamental dans la vie des héros représentés dans ses poèmes. Il suffit de penser que les protagonistes de l’Iliade et de l’Odyssée sont deux rois guerriers : Achille et Ulysse.

L’Iliade nous présente d’autres figures de héros guerriers, parmi lesquelles se distinguent Ajax et Hector. Chacun de ces binômes a une connotation différente dans son approche de la guerre : Hector et Ajax représentent la guerre menée de manière éthique, c’est-à-dire menée sur la base de règles et ouvertement avec l’adversaire. Achille, quant à lui, représente la guerre violente, qui frappe traîtreusement et ne se soucie pas des règles. Ulysse représente la guerre rusée, qui se déplace avec intelligence pour surprendre l’adversaire. C’est une guerre imprévisible et créative, qui s’adapte à toutes les situations.

Ainsi qu’Ulysse le rappelle à Agamemnon : « depuis sa jeunesse jusqu’à sa vieillesse, il a soutenu des guerres terribles, jusqu’à ce que tout le monde meure » (Il. XIV, 84-87). Ulysse est le seul survivant de la guerre de Troie. Habile marin et scrutateur attentif des situations qui l’entourent, le plus grand vainqueur de la plus grande guerre de l’antiquité est un marin, qui a gagné parce qu’il a joué la ruse plutôt que la violence.

La guerre révélatrice

Pour Héraclite, la guerre représente le grand moteur des vicissitudes humaines : « Pòlemos est le père de toutes choses, de tous les rois, et il révèle les uns comme des dieux et les autres comme des hommes, les uns comme des esclaves et les autres comme des libres », écrit-il. Elle détermine la destinée humaine, pour le bien et le mal, et pas seulement cela : la guerre, selon lui, régirait toute la cosmologie grecque.

Le conflit, l’affrontement, se produisent aussi bien dans la nature que dans le monde humain et dans les deux cas prévaut la logique de la conquête, de la défaite de l’adversaire pour l’emporter. Elle influence la physique et la métaphysique, l’épistémologie et l’éthique. La vie humaine elle-même est une guerre permanente, mais elle ne doit pas être fondée sur une violence inutile. C’est l’ingrédient qui doit nous donner la force de comprendre clairement les choses du monde et ceci, selon le philosophe, est un exercice difficile, car la plupart des hommes sont de nature lâche et passive.

L’influence d’Héraclite sur Hegel

Il est bien connu des spécialistes de la philosophie que la vision héraclitéenne a grandement influencé la réflexion monumentale de Hegel, le philosophe de l’époque romantique pour qui toute réalité est informée par un processus dialectique dans lequel thèse et synthèse se réconcilient en un moment suprême appelé « synthèse ».

Hegel attribuait à la guerre la tâche de sauvegarder la santé éthique des peuples, tout comme le mouvement des vents préserve la mer de la pourriture. Il affirme : « La guerre a cette signification supérieure que par elle la santé éthique des peuples est maintenue dans son indifférence face au renforcement des déterminations finies, de même que le mouvement des vents préserve la mer de la pourriture dans laquelle elle serait réduite par une immobilité durable, et de même que les peuples sont préservés d’une paix durable ou même perpétuelle » (Principes de la philosophie du droit, 1821). La distance sidérale avec Kant, qui prône au contraire la paix perpétuelle, est évidente. Pour Hegel, la guerre est une condition naturelle et inévitable, et c’est pourquoi il considère l’idée pacifiste de Kant comme utopique et abstraite. Pour Hegel, où il y a de la vie, il y a conflit. La guerre est donc, sous certains aspects, également bénéfique, car elle permet le progrès civil et moral des peuples.

Guerre et politique

Le philosophe athénien Platon examine la relation entre la guerre et la politique dans au moins trois œuvres : le Protagoras, la République, les Lois.

Le Protagoras expose le célèbre mythe de Prométhée, qui vole aux dieux le feu et la technique pour en faire don aux hommes. Mais les deux dons ne servent qu’à créer quelques habitations, pas encore une pòlis, c’est-à-dire la ville fondée sur le respect et la justice réciproque. Sans pòlis, il n’y a pas de politiké, et donc il n’y a pas pòlemos (guerre). Et sans guerre, les hommes ne peuvent vaincre l’assaut des bêtes féroces et sont donc condamnés à succomber.

Pour Platon, la guerre découle de la politique et est donc l’instrument par lequel les hommes peuvent rester sains et saufs. Raison pour laquelle : 1) ce n’est pas la technologie, mais la politique qui sauve ; 2) la guerre fait partie de la politique, et la politique est la sauveuse de la condition humaine. Dans les Lois, le dernier de ses écrits qui est une sorte de testament spirituel, Platon distingue deux types de guerre : le pòlemos et la stàsis.

Pòlemos est la guerre extérieure, comme la guerre contre les bêtes sauvages, elle n’est pas destructrice et sert à l’évolution de l’État. La stàsis est une guerre civile, interne, entre frères (adelfòi), et elle est toujours néfaste, car elle brise l’État. Mais comment puis-je reconnaître mon frère ? Est-ce celui qui vient du même delfùs (ventre) ? Ou plutôt du fait qu’il parle la même langue et partage la même culture que moi ? Ces deux perspectives doivent être dépassées afin d’éviter la stàsis (la guerre interne).

Si le pòlemos, la guerre extérieure, est de toute façon inévitable, la stàsis, la guerre civile, est absolument déplorable. La première est impossible à éviter, la seconde doit être évitée à tout prix.

Au fil des siècles de réflexion, enfin, le concept de « guerre juste » a souvent été évoqué. Il convient de rappeler que le premier philosophe à avoir parlé de « guerre juste » fut Aristote dans sa Politique (livre VII, chapitre 14). Pour lui, la guerre doit toujours avoir la paix pour objectif et ne peut jamais être destinée à humilier ou asservir d’autres peuples.The Conversation


Lucia Gangale, Doctorant, Université de Tours

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Netanyahu veut faire d’Israël une «super Sparte»

Nos confrères du quotidien israélien «Haaretz» relatent un discours du Premier ministre Benjamin Netanyahu qui évoque «l’isolement croissant» d’Israël et son besoin d’autosuffisance, notamment en matière d’armement. Dans un éditorial, le même quotidien analyse ce projet jugé dangereux et autodestructeur.

Simon Murat
Accès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

Coulisses et conséquences de l’agression israélienne à Doha

L’attaque contre le Qatar du 9 septembre est le cinquième acte de guerre d’Israël contre un Etat souverain en deux ans. Mais celui-ci est différent, car l’émirat est un partenaire ami de l’Occident. Et rien n’exclut que les Américains aient participé à son orchestration. Quant au droit international, même le (...)

Jean-Daniel Ruch

La fin du sionisme en direct

La guerre totale menée par Israël au nom du sionisme semble incompréhensible tant elle délaisse le champ de la stratégie politique et militaire pour des conceptions mystiques et psychologiques. C’est une guerre sans fin possible, dont l’échec programmé est intrinsèque à ses objectifs.

David Laufer
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête

Un western philosophique où les balles sont des concepts

Le dernier livre d’Alessandro Baricco, «Abel», se déroule au Far West et son héros est un shérif tireur d’élite. Il y a bien sûr des coups de feu, des duels, des chevaux, mais c’est surtout de philosophie dont il s’agit, celle que lit Abel Crow, celle qu’il découvre lors de (...)

Patrick Morier-Genoud

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet

Le cadeau de Trump aux Suisses pour le 1er Août

Avec 39 % de taxes douanières supplémentaires sur les importations suisses, notre pays rejoint la queue de peloton. La fête nationale nous offre toutefois l’occasion de nous interroger sur notre place dans le monde. Et de rendre hommage à deux personnalités du début du 20e siècle: Albert Gobat et Carl (...)

Jean-Daniel Ruch

Au Liban, le Hezbollah pèse encore lourd

A Beyrouth, meurtrie par treize mois de guerre, la cérémonie de l’Achoura, célébrée chaque année par les chiites du monde entier, a pris une tournure politique suite à la mort du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, tué par les frappes israéliennes. Si sa disparition marque un tournant, la ferveur populaire (...)

«L’actualité, c’est comme la vitrine d’une grande quincaillerie…»

Pendant de nombreuses années, les lecteurs et les lectrices du «Matin Dimanche» ont eu droit, entre des éléments d’actualité et de nombreuses pages de publicité, à une chronique «décalée», celle de Christophe Gallaz. Comme un accident hebdomadaire dans une machinerie bien huilée. Aujourd’hui, les Editions Antipode publient «Au creux du (...)

Patrick Morier-Genoud