Autogestion: les leçons de Lip et des…dominicains

Publié le 16 mai 2025

Slogan des ouvriers de l’usine Lip de Besançon en 1973: «C’est possible: on fabrique, on vend, on se paie». – © Archives AFP

Avant l’entreprise libérée, l’entreprise autogérée. Le principe: les salariés sont associés aux décisions. Exemples de Lip en 1973 à Besançon et… des dominicains au Moyen Age. Qu’ont-ils en commun?

Que sont les sciences de gestion? Une discipline en plein questionnement, devant réfléchir à la place de l’entreprise, de ses décisions et de ses acteurs, dans un monde en plein bouleversement. Ceci conduit à repenser les liens avec les modèles existants et les autres sciences humaines.

Dans cette perspective de renouvellement, revisiter l’histoire peut être une source de réflexion et d’enseignements précieux. Remontons le temps avec une notion absente des sciences de gestion: l’autogestion. La fin des années 1960 marquent une soudaine et violente soif de liberté, y compris dans l’entreprise. Ce terme fut alors très en vogue, devenant objet d’histoire, semble-t-il, plutôt que de notre discipline. Il revêt une dimension politique, en mettant en lumière le modèle économique autarcique des pays non alignés comme l’Algérie.

L’objectif de cette contribution est de donner des contours à cette notion d’autogestion d’un point de vue gestionnaire. Passons par une démarche inductive et étudions deux expériences a priori éloignées: Lip, entreprise horlogère bisontine datant du 19e siècle se revendiquant une entreprise autogérée et… l’ordre monastique des dominicains sur lequel j’ai écrit une étude. Là aussi peu présent en sciences de gestion et propre à enrichir les réflexions, cette organisation peut apparaître comme pionnière en la matière.

Lip : « On fabrique, on vend, on se paie. »

Une application radicale, l’expérience de la manufacture horlogère française Lip se résume à un slogan: «C’est possible: on fabrique, on vend, on se paie.» C’est en quelques mots (et en quelque sorte) les contours d’une entreprise autogérée: une horizontalité totale.

Le syndicaliste Charles Piaget tient une photographie en noir et blanc de lui-même
L’ancien syndicaliste Charles Piaget (aujourd’hui décédé) tient une photographie en noir et blanc de lui-même, le souvenir d’un moment historique où il s’est adressé à la foule lors d’un des plus grands rassemblements de soutien à la grève des ouvriers de l’usine de montres Lip. © Wikimediacommons, CC BY-SA

Le démarrage se fait dans la douleur, et même dans la force. Fondée en 1867 à Besançon (Doubs), le consortium suisse Ebauches SA, actionnaire principal, remercie le patron emblématique Fred Lipmann, petit-fils du fondateur, en 1971. En juin 1973, un plan de licenciement se prépare à l’usine Lip de Palente sur fond de marché de l’horlogerie en pleine déconfiture. A l’intérieur du cartable d’un administrateur se trouve un document sur lequel il est noté: «480 à dégager».

Paies ouvrières et poste tournant

En réaction, 100 000 personnes manifestent le 29 septembre 1973. Pendant neuf mois, un collectif fonctionne en dehors des règles de la légalité, avec un étonnant mélange de soutiens allant des catholiques progressistes à la gauche autogestionnaire – du dominicain Jean Raguénès à Michel Rocard, de l’Action catholique ouvrière au Parti socialiste unifié (PSU) et aux syndicats.

Concrètement, les stocks sont extraits de l’usine et 50 000 montres cachées, la production continue, les Lip vendent leurs montres et se paient. Des «paies ouvrières» et des commissions – gardiennage, production, restauration – sont organisées. Chaque salarié occupe un poste tournant, et fait partie d’une commission, quelles que soient ses compétences ou sa position hiérarchique. Des montres se vendent directement dans l’usine. Les idées fourmillent et sont mises en pratique dans la journée.

Cette épopée trouve son épilogue en janvier 1974 avec la fin de l’expérience autogestionnaire. Une nouvelle étape censée permettre un nouvel élan à l’usine est lancée, dirigée par Claude Neuschwander. Le contexte n’est plus le même, Lip redevient une entreprise «classique».

Le libéralisme: cause de l’échec de Lip?

Lip a montré que l’expérience d’autogestion était possible, mais son oubli ou l’absence d’étude poussée dans le champ des sciences de gestion ne permet pas de comprendre réellement les causes de cet échec.

La formalisation théorique croissante du monde économique libéral à la même époque met cette expérience en porte à faux avec un modèle d’autogestion structuré. L’économiste Milton Friedman est déjà influent avec sa théorie de la maximisation actionnariale. La nouvelle règle de 15 % de rentabilité des capitaux propres (ROE) va bientôt émerger – la rémunération normée et attendue par les actionnaires en échange de leurs investissements. La mécanique libérale se met en place, bien éloignée de l’objectif des Lip de sauver des emplois.

La théorie de l’agence, élément essentiel de la pensée libérale, est publiée par Jensen et Meckling en 1976, alors que Lip dépose le bilan. Il s’agit de la formalisation de la gestion de la relation entre celui qui décide et celui qui doit exécuter, le principal – l’actionnaire – et l’agent – le dirigeant. Des propos bien éloignés de la vision autogestionnaire.

Une autre réflexion semble tout aussi intéressante et nécessiterait d’être approfondie. Lip étant une expérience isolée, pleine de panache, d’une étonnante créativité et spontanéité, mais son isolement lui aurait-elle été fatale?

Moyen Age autogéré

Il faut remonter au Moyen Age pour rencontrer d’autres organisations autogérées: les ordres monastiques. Ils se sont développés souvent loin des centres économiques, donc isolés du monde, avec une vision horizontale des rapports, en rupture avec le monde médiéval où la verticalité hiérarchique dominait. Une véritable autonomie par rapport à la double autorité de leur ordre et du Vatican.

Pour permettre cette liberté, les ordres monastiques disposent d’un principe structurant et novateur: le chapitre. C’est un moment de délibération durant lequel le dirigeant échange avec les membres de l’organisation dans une relation très horizontale. Chaque ordre a sa propre culture et son identité.

Les dominicains ont une forme de chapitre spécifique. C’est durant ce temps – au niveau local avec le couvent, régional avec la province et global pour le monde – que les communautés déterminent les sujets à traiter pour le mandat à venir, mais aussi qui sera en charge de les mener à bien. A noter que personne n’est candidat à la fonction: les votants déterminent qui l’est et votent. Les mandats sont limités dans leurs nombres et leur temporalité. Une fois la charge terminée, le dirigeant redevient simple acteur dans l’organisation. Cette structure élective se base sur un double principe de subsidiarité/substitution et de confiance. Tout ce qui peut être effectué à l’échelon inférieur doit l’être.

Intrapreneuriat au couvent

Il résulte de cette structure très horizontale, de ces principes et de cette culture, un fourmillement de projets. Ils assurent des revenus nécessaires à l’équilibre économique de l’organisation. À ce titre, il est possible de lire la notion d’intrapreneuriat dans ce cadre a priori insolite.

Ainsi, au 21e siècle, des étudiants ont pris l’initiative d’utiliser Internet pour d’abord mettre en ligne des textes de conférences, puis voyant le potentiel de cette technologie, ils ont adapté leur prédication au format de l’écran. Depuis une expérience locale dans le couvent des étudiants de Lille, jusqu’à sa pérennisation, en passant par la gestion d’une phase de forte croissance, cette activité a d’abord été gérée par les étudiants de manière complètement autonome, sans contrôle formel de l’ordre, avec un responsable pour une durée limite. Un poste tournant… comme chez Lip.

Sa nécessaire professionnalisation a été consacrée par le chapitre qui lui a donné une autre stature: «Retraite dans la ville» devenait une activité durable. On y voit une forte horizontalité, des process réduits et des responsables différents d’une année à l’autre sans que la progression du projet ralentisse.

L’autogestion est donc une organisation dans laquelle la hiérarchie et le contrôle sont réduits et l’autonomie des acteurs est forte. Diriger et agir ne sont pas séparés. La possibilité de durer dans le temps dépend d’une culture forte et homogène et d’une insertion dans un écosystème global. Ces conclusions sont observables sur l’ordre des dominicains, une organisation a priori éloignée des sciences de gestion. Etaient-elles présentes chez Lip et l’expérience aurait-elle pu perdurer au-delà de quelques mois? Nous ne le saurons jamais…


François Delorme, chercheur associé CERAG, membre du WIKISGK, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Etats-Unis: le retour des anciennes doctrines impériales

Les déclarations tonitruantes suivies de reculades de Donald Trump ne sont pas des caprices, mais la stratégique, calculée, de la nouvelle politique étrangère américaine: pression sur les alliés, sanctions économiques, mise au pas des récalcitrants sud-américains.

Guy Mettan
Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Bonnes vacances à Malmö!

Les choix stratégiques des Chemins de fer fédéraux interrogent, entre une coûteuse liaison Zurich–Malmö, un désintérêt persistant pour la Suisse romande et des liaisons avec la France au point mort. Sans parler de la commande de nouvelles rames à l’étranger plutôt qu’en Suisse!

Jacques Pilet
Politique

Ukraine: un scénario à la géorgienne pour sauver ce qui reste?

L’hebdomadaire basque «Gaur8» publiait récemment une interview du sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko. Un témoignage qui rachète l’ensemble de la propagande — qui souvent trouble plus qu’elle n’éclaire — déversée dans l’espace public depuis le début du conflit ukrainien. Entre fractures politiques, influence des oligarchies et dérives nationalistes, il revient sur (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Economie

Notre liberté rend la monnaie, pas les CFF

Coffee and snacks «are watching you»! Depuis le 6 octobre et jusqu’au 13 décembre, les restaurants des CFF, sur la ligne Bienne – Bâle, n’acceptent plus les espèces, mais uniquement les cartes ou les paiements mobiles. Le motif? Optimiser les procédures, réduire les files, améliorer l’hygiène et renforcer la sécurité. S’agit-il d’un (...)

Lena Rey
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Culture

Stands de spritz et pasta instagrammable: l’Italie menacée de «foodification»

L’explosion du tourisme gourmand dans la Péninsule finira-t-elle par la transformer en un vaste «pastaland», dispensateur d’une «cucina» de pacotille? La question fait la une du «New York Times». Le débat le plus vif porte sur l’envahissement des trottoirs et des places par les terrasses de bistrots. Mais il n’y (...)

Anna Lietti
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

La malédiction de Kadhafi: quand la justice rattrape la politique

Quinze ans après la chute du régime libyen, l’ombre de Mouammar Kadhafi plane encore sur la scène française. La condamnation de Nicolas Sarkozy ne relève pas seulement d’un dossier judiciaire: elle symbolise le retour du réel dans une histoire d’alliances obscures, de raison d’Etat et de compromissions. Ce que la (...)

Othman El Kachtoul
Politique

«Cette Amérique qui nous déteste»

Tel est le titre du livre de Richard Werly qui vient de paraître. Les Suisses n’en reviennent pas des coups de boutoir que Trump leur a réservés. Eux qui se sentent si proches, à tant d’égards, de ces Etats-Unis chéris, dressés face à une Union européenne honnie. Pour comprendre l’ampleur (...)

Jacques Pilet
Politique

Israël-Iran: prélude d’une guerre sans retour?

Du bluff diplomatique à la guerre totale, Israël a franchi un seuil historique en attaquant l’Iran. En douze jours d’affrontements d’une intensité inédite, où la maîtrise technologique iranienne a pris de court les observateurs, le Moyen-Orient a basculé dans une ère nouvelle: celle des guerres hybrides, électroniques et globales. Ce (...)

Hicheme Lehmici