Assainir le budget de l’Etat sans douleur, mode d’emploi

Publié le 1 novembre 2024
Si le Conseil fédéral avait à cœur l'intérêt général, il devrait augmenter les impôts. Mais il préfère couper dans les dépenses pour un montant de 4,5 milliards. Ce qui est indispensable à l'intérêt général pourrait en effet trouver son financement dans les somptuaires dépenses des plus aisées, pourvu qu'une telle politique soit décidée.

Werner Vontobel, article publié sur Infosperber le 27 octobre 2024, traduit par Bon Pour La Tête


En matière de coupes et de suppressions, la règle est la suivante: il faut d’abord supprimer ce à quoi on peut renoncer. Mais à quoi faut-il renoncer lorsque la Confédération doit combler un trou budgétaire de 4,5 milliards de francs par an? C’est la question qu’a dû se poser une commission d’experts nommée par le Conseil fédéral. La réponse est connue. Le programme d’économies prévoit des coupes de plus de 1,7 milliard dans les dépenses sociales – entre autres dans les crèches et l’AVS.

Il est également prévu d’économiser 1,4 milliard dans les dépenses consacrées aux transports, à la formation et à la recherche ainsi qu’à la politique climatique. Ces coupes sont supportables et nécessaires pour éviter que la dette publique n’augmente encore. C’est la seule façon pour la Confédération de rester capable de réagir lors d’une éventuelle nouvelle crise de l’ampleur de celle de la pandémie de Covid, sans avoir à procéder à des coupes douloureuses dans l’urgence.

Mais la Confédération pourrait également atteindre cet objectif en augmentant les impôts. Cela entraînerait également des coupes et des suppressions. Toutefois, ce ne sont pas les dépenses publiques, mais les dépenses privées qui devraient être réduites à hauteur de 4,5 milliards, et chaque contribuable pourrait décider lui-même de ce à quoi il ou elle veut renoncer. Si la commission d’experts a envisagé cette alternative – ce que peu d’éléments permettent d’affirmer –, elle aurait dû se demander dans quel domaine on dépense le plus d’argent pour ce à quoi on pourrait aisément renoncer. Chez les particuliers ou dans le secteur public?

Le dispensable dans les dépenses privées

La réponse est facile à trouver. Il suffit de faire du shopping à Zurich ou d’ouvrir n’importe quel journal et de lire à quoi les riches dépensent leur argent. 2’400 francs par mois pour un box à chevaux, environ 100 millions de francs pour la résidence principale ou secondaire de Federer avec son hangar à bateaux au bord du lac de Zurich, 10’000 francs pour une bouteille de champagne dans un night-club exclusif.

En comparaison, les «gaspillages» d’argent public découverts par la commission d’experts sont, au mieux, des broutilles. La Suisse est certes encore relativement bien dotée en biens publics, mais s’il y a un vrai gaspillage, c’est surtout dans les dépenses privées.

On peut aussi aborder la question de manière systématique. Le revenu total des ménages s’élève à environ 560 milliards de francs, dont au moins 360 milliards reviennent aux 40% les plus riches. Si ces derniers devaient payer à eux seuls les 4,5 milliards, leur revenu diminuerait de 1,25%. En contrepartie, ils ne devraient renoncer à rien. Ils devraient simplement réduire leur taux d’épargne de 36 à 34% de leur revenu brut.

Même à l’âge de la retraite, les 40% les plus aisés pourraient encore mettre de côté un bon dixième de leur revenu. En bas de l’échelle des revenus, un couple avec enfants perd rapidement un dixième ou plus de son revenu disponible, déjà modeste, lorsque les subventions publiques pour les crèches sont réduites. C’est stressant, et la balance penche rapidement du mauvais côté.

La Suisse épargne pour rien

D’un point de vue purement économique, une augmentation des impôts pour les riches au lieu d’une réduction des dépenses de l’Etat serait même une bénédiction. La Suisse épargne de toute façon beaucoup trop. Rien qu’au cours des dix dernières années, les excédents cumulés de la balance des paiements courants se sont élevés à 464 milliards de francs (état fin juin). Mais comme nos avoirs à l’étranger se déprécient continuellement, notre fortune à l’étranger n’a augmenté que de 140 milliards. Depuis fin juin, le franc a continué à s’apprécier. Si, à la fin de l’année, il est toujours aussi fort qu’aujourd’hui, ces 140 milliards auront également disparu. Nous aurions alors économisé tout cet argent pour rien.

Le plus petit dommage possible pour le plus petit nombre possible

Si l’objectif de la politique économique était de causer le plus petit dommage possible pour le plus petit nombre possible de personnes, il aurait été dans l’intérêt général de limiter le gaspillage privé plutôt que public: augmenter les impôts plutôt que de réduire les dépenses publiques.

Mais la commission d’experts n’a pas réfléchi à cela, ou du moins pas sérieusement. Si elle avait exprimé publiquement de telles idées, elle n’aurait guère pu éviter de proposer une augmentation de l’impôt fédéral direct. Comme celui-ci augmente en pourcentage de l’augmentation des revenus et épargne en grande partie les bas revenus, il est l’arme de choix contre le gaspillage privé. Mais les gaspilleurs privés ne l’entendent évidemment pas de cette oreille, et leur lobby sait comment se faire entendre à Berne.

Récemment, des projets du Département des finances ont été rendus publics, selon lesquels les versements en capital des 2e et 3e piliers devraient à l’avenir être plus fortement imposés ou moins dégrevés fiscalement. Cela rapporterait tout de même 220 millions de francs de plus par an à la Confédération.

Mais on tire déjà à boulets rouges sur cette proposition. Le PLR et l’UDC rejettent «résolument» cette idée. Même la Sonntagszeitung s’est rangée du côté de ces derniers avec un gros titre dramatisant «l’attaque de Keller-Sutter contre la classe moyenne et les gros revenus». On n’ose imaginer ce qui se serait passé si la commission d’experts avait proposé de financer l’ensemble des 4,5 milliards par une hausse des impôts.

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