Publié le 5 décembre 2020
Dans maints pays d’Europe, le vent souffle, plus ou moins fort, dans cette direction. On clame la nécessité de combattre les «fake news». On critique les journalistes. Les pouvoirs sont tentés de mettre leur nez sur les fonctionnements médiatiques. En France, jusqu’à la caricature. Mais en Suisse aussi…

Les Romands ont suivi, abasourdis, le débat français autour de la nouvelle loi dite sécuritaire. Le ministre Darmanin voulait carrément exiger les journalistes et photographes assistant aux manifestations de rue qu’ils s’inscrivent au préalable auprès du préfet! Une mesure pire qu’en Hongrie ou en Russie… Ce projet a été rembarré, mais on ne sait pas encore ce qu’il en restera. Domestiquer les médias, un vieux rêve.

On n’en est pas là en Suisse. Mais une idée bizarroïde court sous la Coupole fédérale. Définir le rôle des médias, de tous les médias!

Rappel. Une loi est en préparation qui permettrait des soutenir les journaux et les sites d’information, comme le sont les radios et télévisions privées. Cela selon des critères d’audience (payante), mais sans aucune réserve quant au contenu. Le Parlement doit encore se prononcer.

Mais deux conseillers aux Etats, Beat Rieder (PDC/VS) et Filippo Lombardi (PDC/TI), ont estimé que pour cela, il faudrait carrément modifier la constitution. Celle-ci, aujourd’hui, prévoit que la Confédération peut définir le mandat des médias de service public, en clair la SSR, financée par la taxe-impôt. Logique. Mais cela ne suffit pas aux deux députés démocrates-chrétiens, pardon… centristes. Ils ont déposé un projet d’initiative parlementaire. Outil peu utilisé mais, en cas de succès, qui permet d’inscrire une modification de la constitution, tout comme l’initiative populaire.

Le nouvel article n’y va pas par quatre chemins:

Art. 93 Médias Al. 1 La législation sur les médias relève de la compétence de la Confédération.

Al. 2 Les médias contribuent à la formation et au développement culturel, à la libre formation de l’opinion et au divertissement. Ils prennent en considération les particularités du pays et les besoins des cantons. Ils présentent les événements de manière fidèle et reflètent équitablement la diversité des opinions.

Al. 3 L’indépendance des médias ainsi que l’autonomie dans la conception des programmes sont garanties.

En clair, TOUS les médias seraient soumis au même cahier des charges que la SSR. Qu’ils reçoivent une aide publique ou non. Cette proposition, pleine de bonnes intentions, ignore cependant l’essentiel: une vraie démocratie exige une totale liberté d’expression, sous réserve des dispositions pénales déjà prévues. Nous avons besoin d’opinions, de coups de gueule, de visions multiples, même farfelues!

Ce texte invraisemblable a été soumis à la commission du Conseil des Etats le 3 novembre. Accepté par une majorité de 7 contre 5! Il sera examiné par la commission du Conseil national. Puisse celui-ci le balayer… On verra alors qui, au Parlement, est encore attaché à la pleine liberté d’expression. Il est à prévoir que la droite libérale balaiera cette demande d’un surcroît de pouvoir gouvernemental. Et la gauche? Suspense…

Frappante, l’absence de réaction des journalistes jusqu’à ce jour. A mettre au compte sans doute de leur surcharge au Palais fédéral. La seule protestation enregistrée, dès la veille du débat en question, c’est celle de la section suisse de Reporters sans frontières. Qui dit «non à un assujettissement de la presse à un mandat général de prestation inscrit dans la Constitution».

Plus précisément:

«Le nouvel article constitutionnel proposé donnerait à l’Etat fédéral le pouvoir de légiférer sur l’ensemble des médias, quel que soit leur support technologique ou de diffusion. Il permettrait à la Confédération de fournir une aide directe aussi bien à la presse imprimée – ce qui est impossible actuellement – qu’aux médias en ligne et audiovisuels. RSF Suisse soutient cet objectif et reconnaît que les bases constitutionnelles actuelles, dont l’origine remonte à une époque antérieure à l’arrivée du web, ne correspondent plus à la réalité du 21e siècle. Toutefois, pour nécessaire qu’elle soit, l’aide aux médias ne doit pas servir de prétexte pour restreindre la liberté de la presse. Or, le texte qui doit être débattu par le Conseil des Etats y porte une atteinte inacceptable. Il propose en effet de soumettre la presse, sans la moindre justification, au même mandat de prestation que celui qui incombe aujourd’hui à la radio et à la télévision, spécialement aux programmes de service public. Cela signifie que les journalistes de la presse écrite pourraient se voir imposer des contraintes analogues: mandat culturel, représentation de la diversité des opinions, présentation fidèle des faits, etc. Avec, à la clé, les mêmes contrôles juridiques possibles sur les contenus publiés.»

En fait, la proposition Lombardi/Rieder a heureusement peu de chances d’aboutir. Mais elle lance un signe d’alarme. Tous les pouvoirs, même les plus modérés, sont tentés d’«assagir» les médias. C’est à nous tous de dire: non! On refuse la soupe mise aux normes fédérales. Beurk.

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