Alexandre Adler: le volcan s’est éteint

Publié le 28 juillet 2023
Qui s’intéresse à l’histoire, à la géopolitique, n’a pu passer à côté du phénomène. Alexandre Adler était plus qu’un grand érudit, un essayiste, un journaliste, un écrivain, un brillant causeur. C’était un volcan intellectuel crachant mille flammes éclairantes, pas mal de scories aussi. Et voilà qu’au moment de sa mort, à 72 ans, paraît un livre d’entretiens qu’il signe avec le journaliste romand Jean-Christophe Aeschlimann.

Ouvrage recommandé pour le massage des neurones historiques. Adler et son partenaire, fort érudit aussi, nous font parcourir le XXème siècle, le début du XXIème, guettant les moments-clés, les tournants, les surprises, les personnages phares. Un peu rapide, léger parfois, mais diablement stimulant.

Il faut dire que Adler a connu bien des retournements. Autrefois communiste, admirateur de l’URSS et de ses dirigeants, il a viré de bord, notamment après le 11 septembre 2001, l’effondrement des tours de Manhattan. Au point d’applaudir l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, au point de porter une grande admiration à George W. Bush. La constante est sans doute celle de son attachement à Israël qu’il promet à un avenir idéal: un Etat, élargi à la Cisjordanie, où Juifs et Arabes vivront en paix, le propulsant à la tête des puissances technologiques… On regrette qu’il n’ait pu commenter les derniers évènements qui ne prennent guère cette tournure.

Adler, grand voyageur, nourri d’innombrables réseaux, connaît l’Europe jusque dans ses entrailles, assez bien les Etats-Unis et la Russie, pour laquelle il laisse percer une attirance critique. A ce chapitre il lâche une bombe. Sans user du conditionnel, mode qu’il ne pratique guère. Sans preuves non plus. Selon lui, le père biologique de Poutine s’appelle Yakov Broverman, d’origine juive, qui fut l’un des chefs de l’offensive soviétique contre l’Allemagne nazie. Tombé en disgrâce plus tard, torturé, longuement détenu sous Staline, sorti de prison trois mois avant sa mort. Le jeune Poutine aurait connu l’orphelinat, puis aurait été adopté par Iouri Andropov, que le père d’Adler a connu. Celui qui allait devenir le chef du KGB était un homme cultivé, ouvert, peu belliciste, et aurait engagé l’actuel chef du Kremlin comme secrétaire, très proche de lui. Tout cela mériterait d’être creusé.

Autre éclairage original sur le pouvoir d’aujourd’hui. Adler décrit l’influence des Mongols dans la machine. Aux vues parfois différentes des Russes pur sucre. Il explique ainsi le rôle-clé de l’actuel chef des armées, Serguei Choigou, un géant aux traits asiatiques, soucieux de préserver la souveraineté russe en Sibérie, écornée par la puissance économique chinoise. De Poutine – qu’il n’a rencontré qu’une seule fois et cela s’est mal passé – Adler fait un portrait subtil, bien posé dans le fil de l’histoire, loin de la caricature échauffée de la propagande occidentale. Il pense que sur la fin, il a tourné le dos à l’héritage de son «père adoptif», le prudent Andropov qui préconisait de ne pas prendre ses désirs pour des réalités.

Cette foule d’informations, la plupart inédites, à prendre avec précautions, sont cependant passionnantes. Mais on a plaisir aussi à suivre Alexandre Adler et Jean-Christophe Aeschlimann sur des chemins plus familiers. L’un et l’autre sont amoureux de l’Engadine, de Sils-Maria en particulier, auquel le journaliste romand a consacré un livre. Le «volcan» adlérien plonge aussi ses racines familiales et personnelles là-haut. «De l’Engadine, on peut dire d’abord qu’il s’agit du point de rencontre de toutes les Suisse, et de toutes les Europe…» lâche-t-il. Plaisant aussi: il y voit «une utopie qui cherche à se manifester». Plus précisément: «S’il y a cette démesure, c’est que l’histoire est encore en advenir. Et même si la Suisse est aujourd’hui le plus sage et le plus raisonnable de l’Europe, c’est aussi dans cette démesure de Pontresina, de Sils-Maria et de l’Engadine que s’exprime une espèce d’espoir indicible que quelque chose de grand est encore à venir et à créer.»

Les riches passages de ce livre ont tôt fait de faire oublier certaines incongruités, quelques contre-vérités sur les sujets qu’Adler connaît mal, sur l’Amérique latine ou le Liban par exemple. On regrette que le volcan se soit tari. Mais il est encore chaud dans ces pages.


«Le Monde qui se lève», Alexandre Adler et Jean-Christophe Aeschlimann, Editions de l’Aire, 288 pages.

«Sils-Maria ou le toit de l’Europe», Jean-Christophe Aeschlimann, photographies de Xavier Voirol, Editions Zoé, 96 pages.

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