La vulgarisation scientifique, nouveau terrain de jeu des industriels

Publié le 3 septembre 2021
Le lobbying des grandes firmes a investi un nouveau terrain d’influence: celui de la vulgarisation scientifique et de la défense de la «bonne» science. Ces nouvelles techniques de propagande agissent à la croisée d’intérêts divers proches de l’«alt-right» et du libertarianisme. Elles infusent, parfois à leur insu, les milieux rationalistes et zététiciens, particulièrement réactifs et agressifs sur les réseaux sociaux. Ces mouvances s’arc-boutent aussi devant l’émergence de nouveaux paradigmes post-matérialistes cherchant à libérer les sciences de leurs carcans idéologiques.

Depuis quelques années, les réseaux sociaux et la sphère médiatique ont été témoins d’une mutation sans précédent des formes de manipulations de la science émanant du secteur privé. Après les procès faits à l’industrie du tabac dans les années 1990 et la révélation des tactiques de propagandes utilisant des études scientifiques sponsorisées pour dissimuler les dangers des pesticides, de certains médicaments, de la malbouffe ou encore du nucléaire, les grandes firmes ont affiné leurs outils de lobbying. Leurs nouvelles stratégies d’influence atteignent désormais un raffinement insoupçonné. 

Pour instrumentaliser le savoir et défendre leurs intérêts, les industriels et leurs consultants ont infiltré les espaces de la médiation scientifique, ces lieux où l’on fait la promotion de la science auprès des citoyens. «Les arguments de l’industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien commun, soulignent les journalistes Stéphane Foucart, Stéphane Horel et le sociologue Sylvain Laurens dans leur livre Les Gardiens de la raison (La Découverte, 2020). La stratégie des marchands de pétrole, de plastique, de pesticides et d’alcool consiste désormais à dire ce qu’est la « bonne science ». De ce fait, nous n’assistons plus seulement à un dévoiement de l’expertise scientifique, mais à un détournement plus profond des logiques même de fonctionnement d’un espace public reposant sur un idéal de vérité».

Ainsi, il n’est pas rare, en particulier sur les réseaux sociaux, qu’une critique des pesticides de synthèse ou de l’industrie du nucléaire, une interrogation sur certains usages des biotechnologies ou une mise en avant des médecines «douces» et de l’homéopathie, pour ne prendre que ces exemples, vaillent à leurs auteurs d’être taxés d’«obscurantisme» et d’œuvrer «contre la science». 

Infiltration des milieux rationalistes

Plusieurs chercheurs ont montré que pour relayer leurs messages, les firmes et leurs agences de communication ont notamment infiltré certains milieux rationalistes, qui proclament défendre la science et promouvoir son intégrité. En France, la zététique, se définissant comme «l’art du doute», est l’une des courroies de transmission privilégiées de ce nouveau marketing digital qui avance le plus souvent masqué. Une série d’influenceurs et de Youtubeurs, très actifs notamment sur Twitter, ont été transformés en relais de terrain (pas forcément toujours conscients) de cette nouvelle propagande. C’est le cas par exemple de la chaîne YouTube «La Tronche en Biais», dont l’animateur principal est un contributeur régulier de l’Association française pour l’information scientifique (Afis). Cette association, fondée en 1968, est l’héritière du mouvement rationaliste français. Selon les journalistes du Monde Stéphane Foucart et Stéphane Horel, elle a été en France «la première importatrice du climatoscepticisme et d’autres mensonges sponsorisés par de grands groupes états-uniens».

Cette communauté, qualifiée de «pseudo-rationaliste» par le physicien français Bruno Andreotti, compterait quelques centaines de membres très réactifs en ligne. «Les ingénieurs y sont fortement représentés, et en particulier ceux de grandes entreprises publiques privatisées. On y compte aussi quelques dizaines d’agriculteurs et une cinquantaine de militants « libertariens », les « Ze », formant un sous-milieu radicalisé de cadres commerciaux, de traders, de cadres d’assurance, etc. Parmi les figures saillantes du milieu pseudo-rationaliste en ligne, on compte trois journalistes, Emmanuelle Ducros (L’Opinion), Géraldine Woessner, (Le Point) et Peggy Sastre (Le Point et Causeur), un animateur de télévision, Olivier Lesgourgues dit Mac Lesggy, un entrepreneur « libertarien », Laurent Alexandre.» On pourrait aussi ajouter à cette liste le sociologue influent Gérald Bronner, qui n’hésite pas à régulièrement tordre le cou aux «fausses croyances» sur les OGM et le glyphosate. 

Le mouvement #NoFakeMed, très virulent envers les médecines complémentaires, ainsi que la tribune #NoFakeScience, publiée en 2019 (et relayée en Suisse par Heidi.news), ont été un catalyseur pour ce milieu. «Sur Twitter, les « Ze », les « Zet » et les autres forment une communauté solidaire, mais hétérogène, portant des attaques en meute et se défendant en adoptant la posture du martyr numérique», complète Bruno Andreotti.

Mariage avec les libertariens et l’«alt-right»

Fait intéressant, la nébuleuse zététicienne et «pseudo-rationaliste» est proche, en France comme aux Etats-Unis, des mouvements et think tanks libertariens, ainsi que de l’extrême-droite identitaire. Outre-Atlantique, ils sont notamment financés par les frères Koch, milliardaires à la tête d’un conglomérat d’une multitude de sociétés actives dans les secteurs du pétrole et charbon, du textile, des engrais et des composants électroniques. On y retrouve aussi des milliardaires de la Silicon Valley comme Peter Thiel (co-fondateur de PayPal). En 2014, par exemple, l’organisation pseudo-rationaliste britannique «Sense about Science» a ouvert une filiale aux Etats-Unis «en reprenant tout l’appareil de propagande de l’organisation libertarienne STATS, financée par le Searle Freedom Trust, le Sarah Scaife Foundation, la John M. Olin Foundation et le Donors Trust des frères Koch. Sense about Science lance le programme « Voice of Young Science » pour aider de jeunes scientifiques et de jeunes ingénieurs à porter des éléments de langage en faveur d’une dérégulation totale de l’industrie et de l’agriculture», explique Bruno Andreotti. 

Ce discours pro-industrie se double parfois d’une posture climato-sceptique assumée. Celle-ci s’est cristallisée en septembre 2019 au moment de la parution d’une lettre ouverte aux représentants de l’ONU, signée par 500 «scientifiques» et intitulée «Il n’y a pas d’urgence climatique». Or, l’instigateur de la lettre, le physicien néerlandais Guus Berkhout, a travaillé durant une dizaine d’années pour la compagnie pétrolière Shell. Selon le média de vérification des faits croate Faktograph, M. Berkhout est spécialisé dans l’exploration géologique de gisements de combustibles fossiles.

Une croyance militante déguisée

Plus fondamentalement encore, ces intérêts s’inscrivent dans une mouvance défendant une idée particulière de la science, de l’être humain et de la société. L’idéologie transhumaniste, mais également la résurgence des théories eugénistes de Francis Galton, sont sous-jacentes à l’action de tous ces groupes d’influence. Ces derniers défendent en fin de compte une «culture de la mort» (pour reprendre les termes de la philosophe Corine Pelluchon), qui s’incarne aujourd’hui dans une techno-science aveugle et une économie capitaliste dont la destruction des sols et le massacre industriel des animaux sont l’emblème. Ce modèle civilisationnel implique aussi une «désubjectivation» des êtres humains, «qui tend à favoriser une attitude consumériste et la recherche de distractions, c’est-à-dire littéralement d’activités détournant» les êtres humains d’eux-mêmes, analyse Corinne Pelluchon dans son livre Les Lumières à l’âge du vivant (Seuil, 2021). 

Cette conception du monde est elle-même l’héritière d’une conception mécaniste et matérialiste de la science, intrinsèquement réductionniste dans ses fondements. Elle constitue le socle idéologique d’un grand nombre d’influenceurs rationalistes, qui dédient une part importante de leur activité à «debunker» toutes les pratiques alternatives et les phénomènes ne rentrant pas dans le cadre de leur idéal scientifique. Le New Atheism, porté par des figures aussi différentes que le biologiste Richard Dawkins, le philosophe Daniel Dennett, l’écrivain Sam Harris ou le polémiste Christopher Hitchens, est la nouvelle mouvance dans laquelle beaucoup s’inscrivent. Paradoxalement, ses défenseurs agissent souvent de manière dogmatique et ascientifique pour défendre leurs points de vue, adoptant une attitude défensive qui s’apparente plus à une croyance militante qu’à de la science.

Nouveaux paradigmes scientifiques

Fait intéressant, ces actions coïncident avec l’émergence d’associations de scientifiques cherchant au contraire à décloisonner la science et à la libérer de ses limitations matérialistes. En 2013, par exemple, le biochimiste britannique Rupert Sheldrake a publié un article intitulé «Libérer la science du matérialisme». Il tente d’y démontrer que la science moderne n’est pas en mesure d’expliquer la nature de la conscience, de la mémoire ou de la pensée, et se retrouve ainsi bloquée dans son évolution vers une meilleure compréhension de la nature et de l’être humain.

En 2019, le Scientific and Medical Network (SMN), un forum international qui réunit des scientifiques de toutes disciplines, a commandité un rapport intitulé Beyond a Materialistic Worldview – Towards an Expanded Science. Selon Dave Pruett, ancien chercheur à la NASA et professeur émérite de mathématiques à l’université James Madison (Virginie, Etats-Unis), cette publication «pourrait être à la science ce que les 95 Thèses de Luther ont été pour la religion». Ces initiatives, en phase avec un monde en émergence plus respectueux des rythmes du vivant et de l’être humain, sont en rupture avec les fondements de la société thermo-industrielle actuelle, dont les limites sont aujourd’hui visibles partout. La virulence des défenseurs de ce modèle sociétal, dont la vision du monde est remise en question, est peut-être le signe qu’un point de bascule sera bientôt atteint. 

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