Publié le 1 décembre 2020
Comment les peuples ont-ils autrefois traversé les peurs? Lorsque l’Europe était fracassée sous les bombes, il n’y a pas si longtemps, il y avait bien des raisons de s’angoisser. Et pourtant les témoignages de cette époque ne révèlent pas la déprime, mais la lutte pour le survie, dans la dignité. Cela donne à réfléchir sur notre comportement aujourd’hui, sur ce «nouvel âge» qui s’ouvre devant nous.

Les maisons s’effondraient, les bombes explosaient, les femmes les enfants, les vieillards — les hommes valides étaient sous les drapeaux — erraient, fuyaient, en quête d’un abri et d’un bout de pain. La peur au ventre bien sûr, mais déterminés à s’en sortir, avançant pas à pas en ne se laissant pas envahir par les émotions. Stoïques sans avoir lu les philosophes grecs qui prônaient cette attitude trois siècles avant J.-C. . D’ailleurs, des études ont fait apparaître qu’en temps de guerre, les dépressions sont moins nombreuses qu’en temps de paix. Peut-être parce que le vague à l’âme aide peu à sauver sa peau.

Comment expliquer dès lors cette immense trouille qui s’empare de nos pays jusqu’à paralyser des pans entiers de leur vie? L’individualisme? Le relatif confort de nos sociétés? Le sentiment que grâce au progrès scientifique nous avons tous droit à vivre très, très vieux? A notre refus de la mort?

Autre réflexion sur le passé et le présent. Jamais dans l’histoire suisse, les autorités n’ont tenu, martelé jour après jour de tels messages effrayants. Pourtant des risques, et autrement graves que ceux d’aujourd’hui, nos proches ancêtres en ont connus. Or quand la Suisse était menacée d’invasion, le ton des gouvernants était certes grave, mais calme, si possible rassurant. Nulle trace de panique. Les discours officiels, à la radio, dans la presse, sur les affiches, n’envahissaient pas à grands fracas la vie quotidienne.

Qu’est-il arrivé à nos prétendus Sages, fédéraux et cantonaux, pour qu’ils nous inondent à ce point de la leur logorrhée anxiogène? Il n’est pas question ici de juger du bien-fondé des mesures sanitaires imposées. Nous parlons de communication. De la manière et du ton.

Nantis de fait des pleins pouvoirs, notamment à travers la loi Covid-19, nullement embarrassés par les contre-pouvoirs des parlementaires qui se sont volontairement mis hors jeu, les hauts responsables, politiques et administratifs, nous disent jour après jour, jusque dans notre vie privée, ce qui est bien ou pas bien pour nous. Avec un tonalité morale: les bons d’un côté qui se conforment en tout aux consignes, de l’autre, les rebelles, ceux qui regimbent, râlent, doutent et interrogent sans cesse. Traités, d’inconscients ou de complotistes.

Entre ces deux camps, chacun aux variations très diverses, des plus modérées aux plus extrémistes, le dialogue est quasiment bloqué. Volontairement.

Il existe des personnalités compétentes en Suisse qui ont une vision de la crise différente de la narration des autorités. Elles ne sont quasiment jamais invitées à s’exprimer à la radio et à la télévision d’Etat ou dans les journaux. Bien que quelques journalistes, ici et là, tentent non sans courage d’accorder un peu d’attention aux voix discordantes. Les «dissident» se déchaînent donc sur internet. Où l’on trouve le meilleur et le pire dans un chaos qui bouffe notre temps et nous égare souvent.

A quand un vrai débat, équilibré, maîtrisé par des pros, entre les «dissidents» et les «officiels»? La journaliste Amèle Debey voulait l’organiser, à deux plus deux, sur son site L’Impertinent, avec l’appui de Bon pour la tête et de Antipresse. Tous les responsables de la Taskforce et de l’OFSP se sont débinés. Une des réponses précise que ce refus s’explique par un article qui a déplu sur l’une de ces plateformes. Il y a donc des gens avec qui on cause et d’autres jugés indignes de tout dialogue. L’autorité ne parle pas à n’importe qui… Cette règle s’applique partout. Pas seulement sur nos modestes plateformes digitales.

Une grande partie de l’opinion ne s’en offusque pas. Il est si rassurant de s’accrocher à une «vérité» officielle. Si compliqué d’écouter les discordances. Celles-ci, me disait un ami, «ne font qu’ajouter à la confusion». Certes l’échange d’opinions diverses peut paraître confus. Mais préférer le discours univoque, c’est se dérober. C’est l’acceptation, même si elle est volontaire, de l’autoritarisme.

Là encore, je ne vois pas de précédent historique. Il y eut en Suisse des moments de tension politique extrêmes. Pendant la guerre froide notamment. Or les communistes et gauchistes de tout poil ont toujours fini par trouver le moyen de croiser le fer dans les médias avec le pouvoir et leurs opposants. Le débat ouvert n’était pas aisé mais pas impossible. A bien des égards, il l’est devenu aujourd’hui dans ce pays qui aime tant se poser en modèle de démocratie.

Le plus inquiétant, c’est ce qui est à venir. Une fois cette crise sanitaires passée, en trouvera-t-on une autre, peut-être de différente nature, pour maintenir les habitudes et les réflexes autoritaires? Rappelons qu’il a fallu, pour mettre fin aux pleins pouvoirs du Conseil fédéral pendant la Seconde guerre mondiale, deux initiatives populaires, en 1949 et en 1952, sept ans après la fin des hostilités! Toutes deux furent âprement combattues par la majorité du Parlement. Le conseiller national catholique conservateur Karl Wick déclarait par exemple en 1948 qu’un État pouvait mourir d’un excès de démocratie: «La démocratie est importante, mais la sécurité intérieure et extérieure du pays l’est davantage.» Mais le peuple se réveilla, le débat eut lieu, et la démocratie retrouva son sens.

Quand cela arrivera-t-il? Quand sortirons-nous du pétrin politico-sanitaire ? Ce n’est pas demain la veille à en juger aux coups de menton de certains conseillers d’Etat, manifestement pas mécontents de mener la barque à la baguette, se revendiquant des lumières de la Science. Alors que celle-ci, la vraie, la sage, l’audacieuse, accepte la part des doutes et des interrogations. C’est même ainsi qu’elle avance.

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