La discordance des temps

Publié le 14 mai 2020

Quand les projections ne sont plus des hypothèses mais des prédictions. Les mots en disent long sur la pensée de ceux qui les prononcent. – La Diseuse de bonne aventure, Le Caravage, 1596, Musée du Louvre.

La grammaire française est subtile. Au chapitre de la concordance des temps, elle donne bien du mal aux apprentis. Et voici que ces modes, au passé, au présent, au futur, à l’affirmatif, au conditionnel, se bousculent dans le déluge médiatique. Dans la discordance des temps. Apportant une confirmation spectaculaire du poids des mots sur notre perception, sur notre humeur, sur nos fantasmes. Ils peuvent embraser nos peurs, quelles qu’elles soient. L’usage du conditionnel est le plus redoutable.

D’ordinaire, les nouvelles du matin sont censées rapporter ce qui s’est passé la veille. Depuis le début de la crise sanitaire, cela ne suffit plus. Certes, les pères de la nation nous informent chaque jour du nombre d’infectés et de décédés de la veille comme ils ne l’ont jamais fait lors d’épidémies précédentes qui faisaient aussi beaucoup de morts. Mais les médias ainsi que les scientifiques raffolent désormais de décliner au conditionnel et au futur.

Les amateurs de modèles mathématiques en particulier s’en donnent à cœur joie. Dès le début, les courbes vertigineuses donnaient le tournis. Jusque chez la placide Angela Merkel. Les projections étaient présentées non pas comme des hypothèses mais articulées au «futur probable», une nouvelle catégorie grammaticale à inventer. La plupart ont été démenties par les faits. Mais ces futurologues jongleurs d’algorithmes ne renoncent pas. Tels ce mathématicien lausannois et cet épidémiologie biennois: «Deux mois. A partir du 11 mai, c’est peu ou prou le temps qu’il pourrait nous rester avant d’assister à un rebond spectaculaire de l’épidémie de Covid-19.» Le «Dr. Corona» allemand, la star du moment, alerte aussi sur le risque d’une deuxième vague «qui pourrait devenir incontrôlable». Il remarque aussi que «les enfants pourraient être aussi contagieux que les adultes». Qu’il est utile ce conditionnel… Il permet de dire les choses et ne pas les dire dans le même souffle. Il met à l’abri des reproches si l’hypothèse ne se vérifie pas et dans le cas contraire, laisse une trace flatteuse: je vous l’avais bien dit. En plus, il se conjugue au passé. Comme y recourt le chef de la Task force coronaviresque de Berne: «D’un point de vue scientifique, il aurait peut-être été préférable d’autoriser les réouvertures de manière plus progressive…» On peut voir aussi dans cette tournure du verbe le souci, ô combien louable, de faire place au doute, à l’incertitude… plus que jamais de mise en l’occurence, il est vrai.

Les économistes ne sont pas en reste. Ils ont toutes raisons d’attirer notre attention sur la gravité de la crise à cet égard et d’en prévoir sagement les effets. Mais lorsqu’ils s’emballent au conditionnel, ils sèment la panique aussi bien que les épidémiologistes. Des débats, il y en aura. Mais c’est la course à qui avancera les prévisions chiffrées les plus noires. Au conditionnel toujours. Dans le même sens. On lit beaucoup moins que la mauvaise passe «pourrait» ne pas durer et «devenir en bien». 

Les autres modes, le présent et le passé, sont moins piquants. Le premier rabâche ce que nous savons du jour qui passe. Le second a une connotation scolaire. Se souvenir de la grippe espagnole et des suivantes, cela ne fait que distraire du sujet actuel. 

Le conditionnel, lui, est à tiroirs multiples. Comme le précisent les grammairiens, il peut exprimer un fait soumis à certaines conditions («nos bénéfices augmenteraient si nous réduisions les coûts»), mais aussi un souhait («j’aimerais aller en vacances») ou un regret («j’aurais dû dire ceci ou cela»). 

Double usage troublant. N’arrive-t-il pas à certains usagers de ce mode grammatical si pratique de mêler un souhait non dit, inconscient peut-être, à l’hypothèse factuelle? N’y a-t-il pas quelque chose d’excitant, dans l’escalade émotionnelle, de prédire le pire, possible mais pas certain? Les journalistes en tout cas feraient bien de se poser la question. Non pas qu’ils le fassent consciemment dans le but d’augmenter l’audience en accumulant les peurs. Mais peut-être sont-ils entraînés sans vraiment en avoir conscience dans ce jeu pervers. 

Jeu qui peut conduire au pire. A la prévision autoréalisatrice. Késako? Wikipedia l’explique ainsi: «La prophétie autoréalisatrice (de l’anglais self-fulfilling prophecy) est un concept de sciences sociales et psychologiques utilisé pour traduire une situation dans laquelle quelqu’un qui prédit ou s’attend à un événement, souvent négatif, modifie ses comportements en fonction de ces croyances, ce qui a pour conséquence de faire se réaliser la prophétie.»

Pas besoin de faire un dessin. On nous annonce un marasme économique, on le prépare en cessant de dépenser, du coup, la situation générale se dégrade. Ou alors on nous rappelle tous les jours que la mort rôde, on s’en alarme, on se ronge d’une inquiétude qui ne retarde nullement sa possible irruption. S’il y a une réalité qui ne conjugue pas au conditionnel, c’est bien celle-ci. Elle préfère le futur. Plus ou moins lointain, mais plus que probable!

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