Faut-il confiner les débats?

Publié le 23 mars 2020
En France, la vie parlementaire continue. Les ordonnances d’urgence sont discutées, amendées sur certains points. En Suisse, le Conseil fédéral décide de tout, sur la base d’une loi certes, après consultation des spécialistes, mais sans débattre au plan politique des modalités d’application. Et son autorité s’exerce dans le plus grand flou par rapport aux cantons. La question vous paraît futile? A y réfléchir hors du stress de ces jours, elle ne l’est pas. Elle va bien plus loin que les considérations juridiques.

Pauvre France, elle est sévèrement touchée et découvre son impréparation, ses pannes, son impuissance. Comme tant d’autres pays. Pauvres de nous. Mais ce qui se passe au Palais-Bourbon mérite l’attention. Le Parlement débat des ordonnances d’urgence, les amende sur certains points. En toute sérénité. Même Mélenchon se calme et y met du sien. Les députés font remonter ce que confient leurs élus (par téléphone!). Nombre d’entre eux ont avancé des suggestions pratiques, notamment sur les moyens de fabriquer et distribuer rapidement des masques. Par ailleurs, le Conseil d’Etat, garant des droits constitutionnels, est saisi. Les courroies de la démocratie parlementaire fonctionnent encore.

En Suisse? Le Parlement a abrégé dare-dare la session de printemps. La commission de la santé publique? On ne l’entend pas. Parce qu’elle n’a rien à dire ou parce qu’elle ne se réunit pas? Son dernier communiqué de presse date du 21 février et porte sur les prestations aux chômeurs âgés. Bien sûr le Conseil fédéral s’entoure d’avis divers, les spécialistes, les milieux économiques et syndicaux. Il reçoit (par fax!) les chiffres des hôpitaux. Il écoute plus ou moins les gouvernements cantonaux. Disons-le, il se montre plutôt sage dans ses décisions. Mais les relais politiques prévus par notre système sont hors-jeu. Parce que tout le monde est d’accord? Peut-être. Mais sous-estimer l’importance du débat n’est pas de bon augure. La loi fédérale sur les épidémies donne de larges pouvoir au gouvernement et il n’y a rien à redire à cela. Mais le texte ne prévoit pas les détails, les modalités d’application devraient être discutées. Car certaines d’entre elles sont discutables. N’est-il pas sain de garder un esprit critique devant la vérité ultime qui tombe d’en haut?

A cela s’ajoute le casse-tête du fédéralisme. Les Suisses en sont fiers mais lorsque les cantons, dans l’urgence, agissent chacun de leur côté, on crie soudain au chaos. Et l’on se rassure quand le pouvoir fédéral prend les choses en mains. Jusqu’où va-t-il, ce pouvoir? Lorsque Uri décrète l’enfermement absolu des vieux, le conseiller fédéral Berset fronce les sourcils et peu après, le petit canton doit faire machine arrière. Très bien. Voici maintenant que le Tessin interdit à ces mêmes vieux d’aller faire leurs courses, sous peine d’une amende de 100 francs. Sur la base d’une loi cantonale, puisque la Confédération n’a pas ordonné cela? On ne nous dit pas laquelle. Y aura-t-il un nouveau froncement de sourcils? Si un réfractaire tessinois, âgé mais obstiné, se fait coller et s’il va devant les juges, cela promet de beaux débats. Va-t-on dans la foulée surveiller les portables de ces cancres à cheveux blancs pour s’assurer qu’ils ne sortent pas de chez eux ? Va-t-on demain dénoncer le voisin qui trottine avec sa canne trop loin de chez lui?

L’urgence est aux précautions. Cela n’empêche pas la vigilance démocratique, la considération des droits fondamentaux de la personne. Gouverner dans la tempête est plus que difficile. Entre ceux qui réclament à hauts cris des mesures toujours plus dures et ceux qui essaient de ne pas paralyser toute la société, entre les avis des spécialistes pas toujours unanimes, entre les vagues émotionnelles qui balaient les réseaux sociaux, il faut des nerfs solides. Le Conseil fédéral les a. Mais il ne doit pas éviter le débat. Sur les mesures actuelles et à venir, et après la tourmente, sur le passé. Il faudra bien, un jour, comprendre pourquoi la Suisse s’est trouvée démunie: pas assez de masques, pas assez de matériel et de substances pour fabriquer rapidement des kits de tests. A la différence de plusieurs pays asiatiques qui grâce à leur prévoyance s’en sortent mieux. Ils avaient tiré les leçons des épidémies précédentes. Un rapport de la santé publique, en 2018, recommandait pourtant une réserve de 400 millions de masques chirurgicaux. Resté dans les tiroirs. Il existe pourtant un office fédéral de la protection de la population, chargé notamment d’analyser et prévoir les menaces biologiques, de s’assurer aussi de l’efficacité de notre préparation. Cela était conçu en pensant aux risques de guerre. Quelle différence avec la menace biologique naturelle? Aucune. Quand les virus attaquent, des masques, il en faut, quel que soit le scénario.


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