Les très graves ratés de l’expérience chinoise des «bébés CRISPR»

Publié le 10 janvier 2020

La technique CRISPR: sorte de ciseaux à ADN. NIH Image Gallery / Flickr, CC BY-SA – © Flickr, CC BY-SA

En novembre 2018, He Jiankui a annoncé dans une vidéo filmée par l'agence AP la naissance de Lula et Nana, deux jumeaux génétiquement modifiés. Après la publication de la vidéo, la réaction de la communauté scientifique, tant en Chine que dans le monde entier, a été immédiate et forte.

Dimitri Perrin: maître de conférences, Queensland University of Technology; Gaetan Burgio: généticien et chef de groupe, The John Curtin School of Medical Research, Australian National University. Article publié par The Conversation le 7 janvier 2019.


L’annonce de la naissance en Chine de Lulu et Nana, des jumelles dont le génome a été modifié en utilisant la technologie de l’édition du génome CRISPR/Cas9, a choqué le monde entier l’année dernière. Une année après cette annonce, Jiankui He, le scientifique chinois a l’origine de la naissance de ces bébés génétiquement modifies, a été condamné à trois ans de prison ferme et 380 000 euros d’amendes pour la pratique illégale de la médecine.

Peu avant cette condamnation, des détails sur cette étude ont été publiés, et ne font que renforcer les inquiétudes sur la façon dont l’ADN de Lulu et Nana et un troisième bébé ont été modifié.

Comment CRISPR/Cas9 fonctionne?

CRISPR/Cas9 est une méthode qui permet aux chercheurs de modifier précisément n’importe quel fragment d’ADN en altérant sa séquence.

Cette méthode peut être utilisée pour rendre un gène complètement inactif (knock-out, ou invalidation génique) ou pour essayer d’obtenir des modifications spécifiques, par exemple l’introduction ou le retrait d’une séquence d’ADN particulière.

La modification du génome en utilisant CRISPR repose sur l’association de deux molécules. L’une d’entre elles est une protéine, Cas9, qui a la capacité de couper les deux brins qui composent les molécules d’ADN. L’autre est une courte molécule d’ARN qui fonctionne comme un «guide» qui va amener Cas9 à la position à laquelle les chercheurs souhaitent couper l’ADN.

La méthode a aussi besoin de l’aide des cellules qui sont la cible de la modification: les dommages aux molécules d’ADN arrivent naturellement et les cellules ont donc un ensemble de processus par lesquels elles peuvent les identifier et les corriger. C’est l’intervention de ces mécanismes après la coupe par Cas9 qui va permettre les insertions, délétions et modifications nécessaires pour l’édition du génome.

Comment les génomes de Lulu et Nana ont été modifiés ?

He Jiankui et ses collègues ciblaient un gène appelé CCR5, qui code une protéine de la surface des globules blancs. Le VIH utilise ce récepteur, avec le récepteur CD4, pour infecter nos cellules.

Dans une variation de ce gène, appelée Δ32, manque une portion de 32 « caractères » de sa séquence ADN. Cette mutation est naturellement présente dans une partie de la population humaine, et confère une résistance au VIH-1 (qui est le type le plus présent et le plus contagieux).

L’équipe chinoise voulait reproduire cette mutation en utilisant CRISPR sur des embryons humains, dans le but de les rendre résistant à l’infection. Les faits ne se sont pas déroulés comme prévus, et il y a de nombreuses indications que l’équipe a probablement échoué.

Tout d’abord, malgré leur assurance dans le résumé de leur article (non-publié) d’avoir reproduit cette mutation, en réalité l’équipe a essayé de modifier CCR5 dans une région proche de la mutation Δ32.

Le résultat est qu’ils ont généré des mutations inédites, pour lesquelles les effets sont inconnus. Peut-être confèrent-elles une résistance au VIH, mais peut-être pas. Peut-être ont-elles d’autres conséquences. Il est inquiétant qu’au lieu de tester tout cela, l’équipe ait décidé de rester dans l’inconnu et d’implanter les embryons. C’est injustifiable à notre avis.

L’effet mosaïque

Une deuxième source d’erreurs est que CRISPR/Cas9 n’est pas parfaitement efficace: toutes les cellules de l’embryon ne sont pas nécessairement modifiées. Quand un organisme contient un mélange de cellules éditées et de cellules non-éditées, on parle de «mosaïque». Bien que dans l’ensemble les informations disponibles soient limitées, les données de séquençage indiquent que Lulu et Nana sont toutes les deux mosaïques.

Ceci rend encore moins probable le fait que les mutations introduites procurent une résistance à l’infection au VIH. Ce risque de mosaïque aurait dû être une raison supplémentaire de ne pas implanter les embryons.

L’utilisation de CRISPR/Cas9 peut également avoir des impacts indésirables à d’autres positions dans le génome.

Lorsqu’ils préparent leur expérience, les chercheurs choisissent un «guide» ARN qui est unique pour le gène ciblé. Si ce n’était pas le cas, Cas9 couperait les brins d’ADN à plusieurs endroits. Cette contrainte est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. D’autres régions du génome peuvent avoir des séquences différentes mais suffisamment similaires pour que le guide induise une coupe par Cas9. Choisir des guides qui limitent le risque de ces «effets hors-cible» (ou off-target) est important, mais il est difficile de l’éliminer complètement.

Dr Jiankui He et ses collègues ont testé quelques cellules des embryons qu’ils ont modifiés, et n’ont identifié qu’une seule modification hors-cible. Néanmoins, ce test nécessite le prélèvement des cellules, qui ne font donc pas partie de l’embryon qui a continué à se développer. Par définition, les cellules qui sont restées dans l’embryon n’ont pas été testées, et pourraient contenir d’autres modifications hors-cible.

Ceci n’est pas la faute de l’équipe en question: il y aura toujours des limitations dans notre habilité à détecter le mosaïcisme et les effets hors-cible, et nous ne pouvons avoir qu’une image partielle des résultats.

Pour autant, l’image partielle qui était disponible dans ce cas précis aurait dû donner à réfléchir aux chercheurs.

Une mauvaise idée depuis le début

Comme expliqué, il y a plusieurs risques aux modifications faites sur des embryons, d’autant que ces modifications seront transmises aux générations futures.

La modification d’embryons ne peut être éthiquement justifiable que dans des cas où les bénéfices dépassent clairement ces risques.

Ici, même en laissant de côté les difficultés qu’ils ont rencontrées, le principal problème de ces travaux est qu’ils ne s’attaquent pas à un besoin thérapeutique non couvert.

Le père des jumelles est atteint du VIH, mais la technique du «lavage de sperme» est une façon efficace d’éviter la transmission du virus d’un père séropositif aux embryons. La technique a d’ailleurs été utilisée par l’équipe chinoise dans ces travaux. L’utilisation de CRISPR/Cas9 n’avait pas donc pour but d’éliminer une transmission parent-enfant.

Le seul bénéfice (si il était établi, chose que l’équipe n’a pas essayé de vérifier in vitro) serait donc de réduire le risque de contamination pour les jumelles plus tard dans leur vie. Mais il existe déjà des méthodes efficaces et sûres pour contrôler ce risque, telles que le préservatifs et les tests systématiques pour les dons du sang.

Quelles conséquences pour le futur de cette technologie ?

L’édition du génome a des possibilités infinies. La méthode peut par exemple être utilisée pour rendre des plantes comme la banane Cavendish plus résistantes à des maladies dévastatrices. Elle peut aussi jouer un rôle dans notre réponse au changement climatique, par exemple en rendant certaines plantes moins demandeuses en eau.

Dans le domaine de la santé, nous commençons à voir des premiers résultats très encourageants sur la modification de cellules somatiques (c’est-à-dire des modifications sur les cellules d’un patient, qui ne sont pas transmissibles) contre la thalassémie bêta et la drépanocytose.

Pour autant, la technologie CRISPR/Cas9 n’est pas encore prête à être utilisée pour la modification d’embryons humains. La méthode n’est pas arrivée à maturité, et il n’a pas été démontré qu’il y a besoin de l’utiliser pour adresser un besoin thérapeutique non couvert pour d’autres approches telles que le diagnostic préimplantatoire.

Il reste aussi beaucoup de travail à accomplir sur la gouvernance de cette méthode. Il y a des appels à moratoire sur les modifications d’embryons humains, et des panels d’experts tels que ceux organisés par l’Organisation mondiale de la santé ou l’Unesco. Cependant, il n’y a pas encore de consensus sur la démarche à adopter.

Il est important que ces différentes discussions avancent maintenant de façon conjointe vers une deuxième phase pendant laquelle les autres acteurs, par exemple les associations de patients, seront plus largement consultés (et informés). Un engagement plus fort avec l’ensemble de la société est également primordial.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Philosophie

USA–Chine: des humanismes complémentaires

Le 12 août 2025, le département d’Etat américain a publié son rapport sur les pratiques en matière de droits humains en Chine pour l’année 2024. Cinq jours plus tard, le 17 août, le Bureau d’information du Conseil d’Etat de la République populaire de Chine publiait à son tour son propre (...)

Louis Defèche
Santé

L’histoire des épidémies reste entourée de mystères et de fantasmes

Les virus n’ont pas attendu la modernité pour bouleverser les sociétés humaines. Dans un livre récent, les professeurs Didier Raoult et Michel Drancourt démontrent comment la paléomicrobiologie éclaire d’un jour nouveau l’histoire des grandes épidémies. De la peste à la grippe, du coronavirus à la lèpre, leurs recherches révèlent combien (...)

Martin Bernard
Politique

La fin de l’idéologie occidentale du développement

Le démantèlement de l’USAID par Donald Trump marque plus qu’un tournant administratif: il révèle l’épuisement d’une idée. Celle d’un développement conçu par et pour l’Occident. Après des décennies d’aides infructueuses et de dépendance, le Sud s’émancipe, tandis que la Chine impose son modèle: pragmatique, souverain et efficace.

Guy Mettan
Sciences & TechnologiesAccès libre

Superintelligence américaine contre intelligence pratique chinoise

Alors que les États-Unis investissent des centaines de milliards dans une hypothétique superintelligence, la Chine avance pas à pas avec des applications concrètes et bon marché. Deux stratégies opposées qui pourraient décider de la domination mondiale dans l’intelligence artificielle.

Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Culture

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête