Il y a de l’espoir en Russie, malgré tout

Publié le 31 décembre 2019

Une activiste distribue un tract politique à un policier, en marge d’une manifestation de l’opposition à Poutine. Moscou, juin 2012. – © Evgeniy Isaev via Flickr / CC

Dans les médias occidentaux, les gros titres sur la Russie sont pour la plupart négatifs. Mais à y regarder de plus près, se dessine une autre image.

Article signé par Roman Berger et publié sur Infosperber, le 7 décembre 2019. Traduit par Marta Czarska.


Par exemple, Roman Junemann. Je rencontre le politicien, âgé d’à peine 24 ans, dans un café au centre de Moscou. Septembre passé, Junemann, un des 5 candidats indépendants au Parlement de la ville de Moscou, a été battu à peu de voix près. «Je suis encore jeune et persuadé de pouvoir changer la Russie à long terme». C’est ainsi que le jeune politicien explique pourquoi il veut quand même continuer. Après tout, Junemann, né en 1995, était encore un adolescent de 16 ans alors que des centaines de milliers de manifestants descendaient à l’hiver 2011-2012, dans les rues de Moscou et de Saint-Pétersbourg, pour réclamer une Russie libre.

«Des aires de jeux dans la cour»

Junemann vit au sud de Moscou, dans le quartier Tchertanovo, fort de 200 000 habitants. C’est là qu’il a appris que la population russe en avait assez des «idéologies, partis et missions». «Ce qui préoccupe vraiment les gens, ce sont les problèmes du quotidien, comme par exemple les aires de jeux dans la cour, ou les écoles publiques avec des enseignants mal payés». Il a été confronté à ces questions alors qu’il faisait du porte à porte durant sa campagne électorale. Pour la majorité des électeurs, la politique se fait dans les offices où les bureaucrates veulent vite se faire de l’argent. C’est aussi une des raisons pour lesquelles si peu de gens votent.

Polyglotte, Junemann travaille pour un grand cabinet de conseil international et gagne, selon les critères russes, plutôt un bon salaire. Ainsi, il a pu se passer de grands sponsors pour financer sa campagne électorale et découvrir à cette occasion ce qui préoccupe vraiment les habitants.

Attendre et regarder ailleurs n’est plus à l’ordre du jour

Ce qui est fascinant chez Roman Junemann, c’est son attitude charismatique, tournée vers le futur. Elle est le point commun de nombreux jeunes gens dans le monde: aux Etats-Unis, au Proche-Orient, au Chili ou à Hongkong. Ils ont perdu toute confiance envers leurs gouvernements respectifs, tiennent les dirigeants pour corrompus et autoritaires, et ils occupent la place publique, pacifiquement pour la plupart. Ils usent des technologies les plus modernes, qui rendent nombre de protestations possibles et les renforcent. Attendre et regarder ailleurs n’est plus à l’ordre du jour.

La politologue russe Tatjana Vorocheïkina est âgée d’environ deux générations de plus que Roman Junemann. Dans un entretien et une analyse1, elle essaie d’expliquer comment la Russie pourrait sortir de sa «dépendance à sa propre histoire». Selon elle, il n’y a «jamais eu en Russie d’État au sens occidental: un État qui sépare les intérêts publics et privés des décideurs».

Au contraire, l’État russe est fait depuis plus de 500 ans de «structures de pouvoir patrimonial» qui servent les intérêts privés, économiques et politiques de ceux qui le détiennent. Le pouvoir et la propriété ont été réduits en Russie. Pour les dirigeants, la politique est la source la plus sûre d’enrichissement personnel. Dès lors, les hommes en place ne voudraient pas céder une miette d’influence économique aux acteurs indépendants.

Les démocrates ont détruit la démocratie et l’économie de marché

Tatjana Vorocheïkina est politiquement proche des démocrates russes. Elle critique cependant ceux qui étaient au pouvoir dans les années 1990 autour du Président Boris Eltsine. Jadis, selon elle, il aurait été possible de créer une Russie démocratique, de briser le monopole de l’État et d’introduire l’économie de marché.

Mais Eltsine et son équipe ont manqué cette chance historique. Voici comment: en 1993, Eltsine donne l’ordre aux chars de tirer sur le bâtiment du Soviet suprême (le Parlement). Un an plus tard, les troupes russes marchent sur la Tchétchénie qui réclamait plus d’indépendance. Ces deux événements violents causent des milliers de morts et de blessés et affaiblissent énormément tant l’État que la société.

Autre événement décisif: en 1996, les oligarques financent la réélection d’Eltsine. Ceci en remerciement de la politique de privatisation organisée par l’État qui a permis à quelques oligarques ultra riches d’acquérir, en dessous de leur valeur, des parts lucratives des anciennes propriétés étatiques (métallurgie et secteur des matières premières). La majorité de la population russe voit cela à présent comme un vol. Ceci explique pourquoi les démocrates n’ont toujours aucune chance de gagner les élections aujourd’hui. En d’autres mots, la démocratie a été sapée dans les années 1990 par les dirigeants démocrates.

Avec l’entrée en fonction de Vladimir Poutine en 2000, les bases d’une contre-réforme étaient posées. Dans les faits, la Russie revenait à un modèle de gouvernement autoritaire où les décisions les plus importantes sont prises par un seul homme. Poutine décide même en personne de sa succession, car il n’existe pas de système de succession institutionnalisé.

La société civile russe devient plus forte

La société civile russe est encore faible, mais, surtout depuis «l’hiver des protestations» 2011/2012, elle se renforce. La société se bat pour des espaces verts, l’élimination des déchets, la protection de l’environnement ou le bien-être des enfants.

A Ekaterinbourg, des milliers de personnes ont protesté en mai 2019 contre la construction d’une nouvelle cathédrale. Non pas parce qu’ils étaient contre la construction d’une église pour la sainte patronne de la ville, mais parce qu’il n’y a pas assez d’espaces verts, surtout dans le centre de la grande ville d’un million et demi d’habitants. Après les protestations, le patriarche de Moscou a renoncé à la construction. L’État en revanche a été désarmé, car ces protestations n’avaient rien de politique.

Les ecclésiastiques orthodoxes protestent aussi

Des manifestations pour la libération de personnalités connues ont aussi eu grand effet. L’acteur de 23 ans Pavel Ustinov a été condamné à plusieurs années de réclusion après avoir été arrêté lors d’un rassemblement. Enseignants, médecins, acteurs et même des ecclésiastiques de la conservatrice Église orthodoxe russe ont exigé à l’automne dernier la libération d’Ustinov, ce qu’un tribunal de Moscou a autorisé en septembre. Il est arrivé la même chose au journaliste Ivan Golunov. 

Autre nouveauté, l’apparition d’organisations auxquelles les détenus peuvent s’adresser, ou des réseaux qui diffusent des informations sur les abus des autorités. La solidarité aussi se répand dans la société russe. Dans toute la Russie progressent des fondations comme par exemple «Offre la vie», qui soutient les enfants atteints du cancer et leurs parents. L’époux de Tatjana Vorocheïkina, qui était très malade il y a quelques années, devait se faire opérer en Allemagne. Il n’a fallu que quelques jours pour collecter la grosse somme nécessaire à l’opération.

Une transformation radicale du système est-elle possible?

Il y a depuis des décennies un soi-disant «contrat social» entre l’État et les citoyens. Le gouvernement assure la sécurité financière et sociale et attend en retour que les citoyens renoncent à leurs droits politiques de participation. Aujourd’hui, le Président Poutine n’est plus en mesure de remplir sa part du contrat. Depuis des années, les salaires réels baissent et il n’y a pas d’amélioration en vue. Le «contrat social» commence à disparaitre. En d’autres mots, la Russie n’a pas seulement besoin de croissance économique et de capitaux frais, mais d’une transformation totale du système.

C’est la conclusion d’une étude récemment conduite et publiée par l’institut de sondage indépendant Lewada à Moscou. Elle se fonde sur un sondage représentatif. 59% des sondés disent attendre des changements décisifs et à large échelle en Russie. En comparaison avec un sondage semblable conduit il y a 2 ans, ils sont presqu’une fois et demie plus nombreux à le penser. L’appel à un changement radical n’a cependant, selon l’étude de Lewada, plus rien à voir avec la liberté, la démocratie et le pluralisme. Les sondés parlaient d’exigences sociales comme des salaires plus hauts et des prix plus bas. Et presque 75% d’entre eux sont d’avis que l’État devrait intervenir activement dans l’économie2.

Alexeï Navalny, le politicien de l’opposition bien connu à l’Ouest, est persuadé qu’il faut tout d’abord combattre la corruption présente partout et très profondément ancrée. Mais pour Roman Junemann cela ne suffira pas. «Le combat de l’opposition contre la corruption n’arrive pas encore à remettre en question les causes et les structures qui ont en premier lieu rendu la corruption possible». En d’autres termes, le système pluriséculaire de la gouvernance russe, fondé sur «le pouvoir et la propriété», doit être bouleversé, depuis ses bases, par un fort mouvement démocratique. C’est cette transformation du système, qui prendra probablement des décennies, peut-être des générations, qu’exigent Roman Junemann et Tatjana Vorocheïkina.


1Tatjana Vorocheïkina, Autocratie et perestroïka 2.0. La sortie de la dépendance au sentier de la Russie, Osteuropa, Heft, 2019.

2Neue Zürcher Zeitung, 4. 12.2019


A lire aussi sur la Russie:

«Violences domestiques: la loi qui divise la société russe» – Marie Céhère

«Moyen-Orient: toutes les cartes rebattues» – Jacques Pilet

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

A quand la paix en Ukraine?

Trump croit à «la paix par la force». Il se vante d’avoir amené le cessez-le-feu – fort fragile – à Gaza grâce aux livraisons d’armes américaines à Israël engagé dans la destruction et le massacre. Voudra-t-il maintenant cogner la Russie en livrant à Kiev des missiles Tomahawk capables de détruire (...)

Jacques Pilet
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
Politique

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet