L’Espagne de toutes les surprises

Publié le 20 mai 2019
Vous pensez que l’homme détruit la planète? Que le climat est la priorité absolue? Que la vague populiste et fascisante va balayer nos pays? Que les démocraties sont malades? Que l’Union européenne va se défaire? Que la migration va bouleverser le Vieux Continent? Que la révolte des pauvres va renverser le capitalisme? Alors un conseil: n’allez pas en Espagne. Vous y trouverez bien peu de monde pour partager vos angoisses ou vos espoirs. La vie politique y est totalement différente en comparaison avec l’autre côté des Pyrénées.

Le débat est chaud à Madrid et dans plusieurs régions car, le 26 mai, se tiendront à la fois les élections européennes et des élections municipales, notamment dans la capitale. La sérénité semble régner: peu d’attaques personnelles sur les réseaux sociaux, des discussions polies à la télévision.

On a beaucoup parlé de l’émergence d’un parti d’extrême-droite, Vox. Il a recueilli 10% des voix aux élections nationales. Parlons-en néanmoins. Vox a démarré dans le discours anti-migration. Sans grand succès. Il a gardé le thème en sourdine mais il brandit désormais plus haut sa volonté de restaurer la grande Espagne historique, de passer l’éponge sur le franquisme, de maudire les indépendantistes. Et en prime, pourfendre les lois sur la protection des femmes et des homosexuels. Ce ne sont pas ces nostalgiques qui marqueront l’avenir.

Pedro Sanchez est à la tête du pays depuis juin 2018. © Flickr

La gauche socialiste est sortie en tête de la dernière consultation. Alors qu’à peu près toutes les autres social-démocraties perdent du terrain. Bien que les négociations à venir s’annoncent longues et délicates, l’habile Pedro Sanchez, président du gouvernement, semble en mesure, après le succès des dernières élections générales, de constituer une majorité avec Podemos, une extrême-gauche très assagie. A la barbe du puissant centre-droit, Ciudadanos, et de la droite traditionnelle, le PP, en pleine déroute. Une même alliance pourrait bien conquérir la mairie de Madrid.

Le drapeau anarchiste. © Jacques Pilet

Pas trop étonnant dans un pays où les salaires, extrêmement bas, ont été augmentés de 22% au début de l’année, ainsi que les retraites améliorées, par la volonté d’un gouvernement qui entend aussi taxer davantage les banques. Et tout cela sans effrayer les milieux économiques, qui affichent un bel optimisme pour 2019. Rien dans ce pays ne se passe comme ailleurs.

Reste le point le plus sensible et le plus discuté: l’attitude à avoir face aux indépendantistes catalans. Les droites se déchaînent contre eux. La gauche s’oppose aussi au mouvement, mais avec habileté. Pedro Sanchez vient de proposer que les deux Chambres du Parlement soient présidées par des personnalités catalanes autonomistes.

Des Gilets jaunes quelque part? Pas trace! Un de ces derniers samedis, une manifestation «hors système» défilait à Madrid. Avec tout juste deux voitures de police pour ouvrir la rue, deux pour conclure le cortège. Pas une poubelle renversée. La banderole de tête annonçait pourtant avec ironie: «Nous sommes ingouvernables». Un jeune homme brandissait le drapeau noir de l’anarchie devant un groupe rigolard. Foule mélangée, des jeunes, des vieux, tous de bonne humeur. Un slogan situe le propos: «L’orgueil ne se vend pas au capitalisme rose». Revendication féministe aussi: «Si on touche à une, nous répondons toutes». Ou encore: «L’écoféminisme contre la patriarcat fossile». Une seule allusion au climat: «Les océans montent, nous aussi!» L’Europe? Elle n’apparaît qu’une fois: «Non à l’Europe-forteresse. Les droits humains ne se négocient pas.»

C’est ce qui frappe dans cette campagne européenne. Pas un seul parti ne pourfend l’UE. Ni à gauche, ni à droite. Personne ne paraît craindre ou espérer son éclatement. Même les exaltés d’extrême-droite ne reprennent pas les rengaines de Salvini. L’agitateur ultra-nationaliste Banon n’a pas passé par là.

Autre surprise pour qui vient d’ailleurs: pas une seule formation écologiste n’est montée au front. Le réchauffement climatique? Désolé, mais à peu près personne n’en parle dans les débats.

© Jacques Pilet

Mais le plus étrange pour le voyageur qui a traversé la France pour arriver là, c’est la bonne humeur dans la rue, sur les terrasses si remplies des bistrots. Dans un pays où le salaire minimum est à 900 euros, le chômage des jeunes massif, la hausse des loyers un souci permanent. Et où les aspirations séparatistes n’ont pas dit leur dernier mot.

D’où provient cette apparente sérénité? Hypothèse: le souvenir de la guerre civile et du franquisme (jusqu’en 1975, ce n’est pas si ancien), est encore bien présent. Le mot démocratie, à cette lumière, a un poids que d’autres, plus favorisés, prennent parfois à la légère. Allez-y voir. Et trouvez votre propre clé de la différence espagnole.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête
Accès libre

Les fonds cachés de l’extrémisme religieux et politique dans les Balkans

L’extrémisme violent dans les Balkans, qui menace la stabilité régionale et au-delà, n’est pas qu’idéologique. Il sert à générer des profits et est alimenté par des réseaux financiers complexes qui opèrent sous le couvert d’associations de football, d’organisations humanitaires et de sociétés actives dans la construction, l’hôtellerie ou le sport. (...)

Bon pour la tête

Les empires sont mortels. Celui de Trump aussi

Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et (...)

Guy Mettan
Politique

France-Allemagne: couple en crise

De beaux discours sur leur amitié fondatrice, il y en eut tant et tant. Le rituel se poursuit. Mais en réalité la relation grince depuis des années. Et aujourd’hui, l’ego claironnant des deux dirigeants n’aide pas. En dépit de leurs discours, Friedrich Merz et Emmanuel Macron ne renforcent pas l’Europe.

Jacques Pilet

Retour à l’îlot de cherté au détriment des consommateurs suisses

Lors de la session parlementaire de juin, nous assisterons à une attaque hypocrite et malheureuse contre le droit de la concurrence. Car si les «libéraux du dimanche» ̶ comme on les appelle désormais ̶ prônent la libre concurrence le dimanche, ils font en réalité pression contre elle le reste de (...)

Bon pour la tête
Accès libre

Extrémistes? Fachos? Pro-russes? La valse des étiquettes

Ces deux évènements donnent à réfléchir. Les services de renseignement allemands déclarent le principal parti d’opposition, l’AfD, «extrémiste de droite attesté». En Roumanie, le candidat «antisystème» arrive en tête du premier tour des élections présidentielles. Il est étiqueté «extrême-droite» et «pro-russe». Deux questions à se poser. Ces formations menacent-elles la (...)

Jacques Pilet

Affaire Vara: telle est prise qui… Tel est pris aussi

Les vacances à Oman de la conseillère d’Etat neuchâteloise Céline Vara lui valent un tombereau de reproches. Il s’agit pourtant d’un problème purement moral qui pourrait très bien revenir en boomerang vers celles et ceux qui l’agitent. Ce billet d’humeur aurait aussi pu être titré «fétichisation des convictions politiques».

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

«Make Religion Great Again»: la place de la religion dans l’Etat trumpien

Le 7 février dernier, Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un «bureau de la foi», chargé de renforcer la place de la religion aux Etats-Unis. Que signifie la création de cette nouvelle instance, et que dit-elle de l’administration Trump 2?

Bon pour la tête
Accès libre

Psyché et géopolitique

Le célèbre Emmanuel Todd, auteur de «La défaite de l’Occident» paru l’année dernière chez Gallimard et traduit en 23 langues, analyse le monde en démographe, en historien, en raisonneur. L’autre jour il disait cependant sa perplexité devant la fièvre belliciste qui se manifeste en Europe. Il se demandait s’il ne (...)

Jacques Pilet

«Le trumpisme est-il un fascisme?»

La tornade Donald Trump fait chavirer l’Amérique et l’Europe. Moins de deux mois après son retour à la Maison Blanche, le président renverse des conventions diplomatiques vieilles de plusieurs siècles et bouscule dans son propre pays des institutions centenaires. Faut-il y voir comme les historiens Robert Paxton et Stéphane Audoin-Rouzeau (...)

Bon pour la tête