Le président-star et la guerre des langues

Publié le 7 mai 2019

Le président élu est d’une prudence de Sioux. – © DR

L’élection du président ukrainien, le célèbre acteur Volodymyr Zelensky, a frappé l’opinion: dans une série à succès, il jouait le rôle d’un petit prof plein de bonnes intentions qui aspire à la présidence. Et voilà que le personnage arrive à ses fins dans la réalité! Fable moderne. Il a été dit, et c’est vrai, que le vote massif en sa faveur doit beaucoup à l’exaspération face à la corruption dont l’actuel chef d’Etat, l’oligarque Pedro Porochenko, est l’incarnation. Mais il est une autre dimension de cette bataille politique dont on a moins parlé...

Le pouvoir en place depuis cinq ans mise à fond sur le nationalisme ukrainien, imposant l’usage de cette langue dans tout le pays où plus d’un tiers de la population est russophone. Or, la série TV en question était en russe, et sa star, Zelensky, est lui-même de langue maternelle russe. Et d’origine juive, ce qui n’est pas anodin dans une contrée maintes fois agitée par un antisémitisme virulent.
Le président élu est d’une prudence de Sioux. Il parle de son désir de ramener la paix, de renouer des pourparlers pour mettre fin à une guerre ouverte ou larvée qui, depuis 2014, a fait des dizaines de milliers de morts. Mais il se garde bien de se montrer pro-russe. L’Ukraine vit pour une grande part de l’appui économique et militaire de l’Occident. Mais il insiste sur la nécessité du respect des diverses cultures présentes dans ce pays. Ce discours a été applaudi, avec un vote massif pour Zelensky, dans les régions de l’est (hors des territoires séparatistes) et du sud, comme à Odessa. Il a bien porté à Kiev, où les groupes linguistiques sont très mélangés. Beaucoup moins dans le nord-ouest, d’où viennent les milices armées privées qui vont se battre dans le Dombass, où le nationalisme ukrainien est historiquement très fort. Mais au total, le candidat russophone a réuni 73,2% des suffrages. Un record.

On peut certes mettre tout ce succès sur le compte de la popularité de l’acteur. On peut aussi en conclure que le bannissement de la langue russe voulu par Porochenko est rejeté par la majorité de la population. C’est une bonne nouvelle qui ne peut pas laisser indifférents les Suisses tant attachés à leur diversité culturelle.


La bataille continue néanmoins. Le président sortant, encore au pouvoir jusqu’en juin, a aussitôt riposté après sa défaite. Il a profité de sa majorité au parlement pour durcir encore sa politique. En promulguant une loi qui impose le seul usage de l’ukrainien dans les relations avec l’administration, il sera imposé à raison de 75 à 90% sur les chaînes nationales de radio et TV, à raison de 60 à 80% sur les canaux régionaux. Des «inspecteurs linguistiques» veilleront à l’application de la loi. De lourdes peines sont prévues en cas d’infractions. Un camouflet géant pour toute une partie de la population… et pour le nouveau président. Celui-ci entrera en fonction le 19 mai, mais il aura toutes les peines à faire élire, cet automne, un nouveau parlement plus favorable à sa sensibilité. Même en tenant compte du soutien actif et discret de l’oligarque Kolomoisky, établi entre Israël et Genève, où, soit dit en passant, il est l’objet d’une procédure du Ministère public fédéral pour détournement de fonds, sur plainte de l’Etat ukrainien.

Que le jeune élu ait été poussé ou même instrumentalisé, c’est probable. Il est néanmoins réjouissant qu’à travers lui une réaction populaire forte se soit manifestée contre le programme de Porochenko, obsédé par son désir d’extirper la langue russe, jetant ainsi de l’huile sur le feu d’un conflit qui a commencé sur cette même question.

Ce n’est pas l’avis d’un certain Andrej N. Lushnicky, président de la «Société ukrainienne de Suisse». Nos confrères de Infosperber ont trouvé son commentaire où il se félicite de cette loi qui entend «corriger» l’héritage culturel de son pays, imposé selon lui par des occupants étrangers. Cette thèse historiquement bizarroïde apparaît sur le site de Atlantic Council, un think tank proche de l’OTAN. On voit d’où vient le vent. A noter que ce Consul honoraire d’Ukraine en Suisse est par ailleurs directeur exécutif de l’American College Program de l’université de Fribourg. De cet ancrage helvétique il n’a guère tiré la leçon pour ce qui est du respect de la diversité linguistique.

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