Le Sage qui connaît la musique: on ferait mieux d’y aller pour de bon!

Publié le 14 décembre 2018
Le Conseil fédéral n’a donc rien à dire sur l’accord conclu à Bruxelles par ses propres négociateurs. Pas un mot sur sa portée au vu du passé et de l’avenir. Rien que des explications fumeuses sur des dispositions de détail insaisissables. La Suisse avance le nez dans le guidon, sans trop savoir qui le tient. En zigzag. L’agonie du bilatéralisme tant applaudi a commencé, sous les coups de boutoir de l’UDC et du PS ainsi curieusement réunis. Or, voilà qu’un Sage sort du bois. Avec un livre fort intéressant (1). Pour l’ex-conseiller fédéral Joseph Deiss, il n’y a qu’une voie possible pour garantir nos intérêts, notre dignité et notre souveraineté: entrer pour de bon dans l’UE!

Deiss sait ce dont il parle. Le Fribourgeois (PDC) a dirigé les négociations autour des accords bilatéraux entre 1999 et 2006, en charge de l’économie puis de la diplomatie. Avant une carrière aux Nations Unies dont il a présidé l’assemblée générale. Il est docteur du Kings College de Cambridge. Rien donc d’un euro-turbo rêveur. C’est un pragmatique. Mais avec des convictions: libérales et européennes. 

Son livre récemment paru aux Editions de l’Aire a un titre curieux: Quand un cachalot vient de tribord. Inspiré par le navigateur Olivier de Kersauson qui veut dire par là que la barque tranquille peut voir arriver le problème de tous les côtés. Pour la Suisse, le cachalot, c’est l’Union européenne. Le Fribourgeois est un flegmatique. Dans les crises, il lui est arrivé de recommander à ses collaborateurs de «laisser pisser le mérinos». Mais c’est aussi un homme d’action. Le récit de son travail de conseiller fédéral force l’admiration. Il est partout: dans les dossiers, au Parlement, dans les capitales voisines ou lointaines. Tout cela raconté par le menu. Au sens propre! Avec humour, le bon vivant cite les plats servis lors de ses innombrables repas officiels, révélateurs de la chaleur ou de la distance de l’accueil. 

On en apprend de belles aussi sur les coulisses du palais. L’administration qui aime avancer en roue libre, allant jusqu’à dissimuler certains documents au patron. Quant aux petites entourloupes entre chers collègues, elles exigent pas mal de sang-froid et de clairvoyance. Pages piquantes aussi de ce libéral convaincu sur les mille et un petits cartels, affichés ou non, qui permettent à certains secteurs économiques, à certaines corporations, de se protéger de la concurrence tant vantée dans les discours, moins pratiquée dans la réalité. Tel ce technicien-dentiste autorisé à s’établir dans un canton et pas dans l’autre qui l’a bien fait rire. 

Le secret de Deiss

Cette lecture rappelle aussi combien le combat pour l’adhésion aux nations Unies a été rude. Deiss y a pris plus que sa part. Et il en a été récompensé de glorieuse manière avec sa présidence de l’assemblée générale de l’ONU en 2010-2011. On ne peut trouver en Suisse un meilleur avocat du multilatéralisme au moment où celui-ci est attaqué de toutes parts. 

Mais c’est au chapitre des accords bilatéraux avec l’UE que cet ouvrage sera d’une utilité immédiate. Deiss donne son secret: s’activer sans cesse, nouer des relations personnelles avec les dirigeants européens, à Bruxelles et chez chacun. Trouver à chaque fois le langage adéquat, l’argument qui fait mouche, sortir des discours préfabriqués. Il y faut de l’assiduité, de la diplomatie, de la répartie et bien sûr la connaissance des langues. Deiss parle parfaitement l’anglais. Au vu de ces performances, on frémit à l’idée que le dossier soit maintenant confié à Ignazio Cassis et Guy Parmelin, le vigneron qui ne s’est jamais intéressé à l’industrie, à la recherche, à l’économie mondiale… et qui s’exprime à peine en français. 

Or, les lendemains de l’enterrement annoncé de l’accord institutionnel seront rudes. Il faudra sauver ce qui peut l’être. Négocier, et négocier encore. Dans un flottement dont personne ne peut croire qu’il sera sans effet.

Qu’en dit Joseph Deiss? Il a écrit son livre cette année, avant le naufrage des pourparlers. Mais il donne par avance sa réponse qui décoiffe tout le petit monde politique. Il voit les temps qui changent. Une Europe promise aussi à bien des transformations. Et il estime que la Suisse doit faire entendre sa voix en qualité de membre à part entière.

Dans le texte: «Je reste convaincu qu’une adhésion à l’Union européenne serait un gain de souveraineté et non une perte, comme cela fut d’ailleurs le cas pour l’adhésion aux Nations Unies. Je ne comprends pas le mécanisme par lequel une majorité de Suisses ont réussi à faire d’une issue, en soi naturelle et souveraine – l’adhésion, le scénario du pire (…) Plutôt que de regarder avec fatalisme passer le colosse européen, il est venu le temps de participer au façonnage de notre destin. Mais nous ne pourrons agir sur ce qui nous vient de Bruxelles que dans la mesure où nous y sommes présents pour contribuer aux prises de décisions (…) Car, ne l’oublions pas, face à l’histoire, les absents ont toujours tort.»

L’ex-conseiller fédéral livre ses convictions en toute sérénité. Il cite Brassens: «Si le public en veut, je les sors dare-dare, S’il n’en veut pas je les remets dans ma guitare.»

On ne peut pas dire que ce témoignage de portée historique ait eu un grand écho. Celui fut l’un des sept Sages aurait-il, sa parole libérée, touché un point trop sensible?


(1) Quand un cachalot vient de tribord… Récits d’une Suisse, moderne, pacifique et heureuse de Joseph Deiss, Ed. de l’Aire, 476 pages.

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