Plus compliqué d’acheter des cigarettes à Medellin que de la coke à Lausanne

Publié le 20 juin 2018

La Ville prend désormais des images des gens qui se comportent bien et leur envoie le cliché avec ce mot: «Merci, Medellin est pleine de citoyens comme vous!» – © 2018 Bon pour la tête / Jacques Pilet

La Colombie est redevenue le premier producteur mondial de cocaïne. Pour l’exportation. Mais la drogue fait aussi des ravages à l’intérieur. Les pouvoirs politiques luttent, sans grand succès, contre la culture, contre les réseaux de distribution. Mais ils agissent aussi, de façon remarquable comme à Medellin, pour éviter que les jeunes ne tombent dans l’addiction et ne se joignent aux bandes criminelles. Cela commence… par le tabac!

Pas simple d’acheter des clopes. Non seulement toute publicité est interdite mais aucun paquet ne doit être à portée de vue du public. Pour en obtenir, dans les supermarchés, il faut aller à la caisse ou à l’information où les cigarettes sont sous clé. Même les marchands de rue doivent – en principe! – se contenter d’offrir bonbons et chewing-gums. L’achat d’alcool est aussi strictement contrôlé.

La drogue? Jusque là, les consommateurs n’étaient pas inquiétés pour la détention d’une «dose personnelle». Le nouveau président Duque veut leur infliger une peine d’amende et renforcer celles, pénales, pour les vendeurs. Le grand souci, aujourd’hui, outre la marijuana, dont beaucoup demandent la légalisation, ce sont les substances chimiques, le LSD, le «poppers» et le «basuco», un sous-produit de la cocaïne mêlé à divers acides, bon marché, répandu jusque dans les écoles. La municipalité de Medellin empoigne le problème avec énergie et imagination (lire l’interview du maire ci-dessous).

La tristement célèbre Commune 13 est aujourd’hui un quartier arty et coloré que fréquentent même les touristes.
© 2018 Bon pour la tête / Jacques Pilet

Cette ville a assaini plusieurs quartiers mal famés. Notamment la fameuse Commune 13, accrochée sur les pentes, qui fut la porte d’entrée des guerilleros et des réseaux criminels où eurent lieu des affrontements très violents avec la police et l’armée. On s’y rend aujourd’hui sans risque… à l’aide d’escaliers roulants modernes! Même les touristes y vont. Pour admirer l’art de rue. Des artistes, parfois devenus célèbres, ont couvert les murs d’œuvres colorées et souvent fort belles. «Ce fut, dit le maire, un moyen de résister à la violence dans cet endroit où elle fut extrême.» Toutes sortes de boutiques et de pensions s’y sont ouvertes. Le quartier renaît. Mais attention, la population reste très inquiète des affrontements, souvent sanglants, qui perdurent entre bandes rivales se disputant des «frontières invisibles» pour se répartir le marché.

Les efforts entrepris depuis vingt ans, grâce à des maires énergiques et clairvoyants, portent leurs fruits. © 2018 Bon pour la tête / Jacques Pilet

L’éducation en cheval de bataille

Un atout important pour la sécurité: une meilleure connexion pour décloisonner les lieux sensibles, pour les relier plus aisément au centre-ville où le réseau de transports publics est devenu exemplaire en Amérique latine.

Car tout est lié. Pour sortir de la marginalisation délinquante, il y faut des facilités de déplacement, des écoles, des centres d’accueil. Un mot-clé: l’éducation. Les efforts entrepris depuis vingt ans, grâce à des maires énergiques et clairvoyants, portent leurs fruits. La criminalité a baissé. Insuffisamment mais les chiffres parlent: avec 23 homicides pour 100’000 habitants, Medellin est loin derrière Caracas, la ville la plus dangereuse du continent avec 111 homicides pour 100’000 résidents (lire notre série sur le Venezuela). Loin derrière Mexico aussi. On a néanmoins compté dans cette capitale régionale (2,5 millions d’habitants) 516 assassinats en 2016, il y en eut 930 en 2013.


Federico Gutiérrez, maire de Medellin: «La drogue continue de nous empoisonner»

Le maire de Medellin nous a expliqué sa politique. Federico Gutiérrez, 43 ans, est ingénieur civil de profession, il a fait ses études dans sa ville. Il fut notamment conseiller pour la sécurité urbaine à Buenos-Aires et à Celaya, au Mexique. Ouvert, bon communicateur – il donne des conférences de presse live sur youtube – et proche du terrain. Il poursuit le travail de redressement de la cité entrepris par ses prédécesseurs, notamment Sergio Fajardo, l’écologiste arrivé en 3e place aux élections présidentielles.

Le maire de Medellin, Federico Gutiérrez, a reçu BPLT. © 2018 Bon pour la tête / Jacques Pilet

Quelles sont vos priorités?

Medellin est devenue plus sûre, même s’il s’en faut de beaucoup. Ces trois dernières années, nous avons eu les taux d’homicides les plus bas depuis quarante ans, plus bas que la moyenne nationale Nous avons néanmoins affaire à une culture de l’illégalité. Nous combattons les bandes criminelles avec des moyens policiers. Mais cela ne suffit pas. Il faut travailler au plan social. A travers l’éducation, l’attention portée aux jeunes. Frapper les réseaux, c’est nécessaire, mais cela ne servirait à rien si nous n’agissions pas à la base du problème.

Comment?

On constate en Amérique latine un phénomène de violence que nous avons étudié. Nos jeunes quittent l’école trop tôt. La totalité la fréquentent dans la première enfance. Mais en 7e, 8e, beaucoup ne voient pas la nécessité d’étudier davantage et s’en vont. Nous devons les convaincre de poursuivre leur éducation au niveau supérieur, qu’ils n’imitent pas leurs parents, les générations précédentes. Quatorze-seize ans, c’est la phase critique. Nous avons mis en place un programme en 2016: «Le collège compte sur vous». Les établissements nous fournissent la liste des élèves qui décrochent. Et nous allons, de porte en porte, parler aux parents et aux enfants. Nous en avons déjà rattrapé 2941.

Qui fait ce travail?

Des fonctionnaires, des psychologues. Je le fais moi-même une fois par semaine. Si vous me demandiez quel est le coup le plus dur que nous avons porté aux bandes criminelles, je répondrais que ce n’est pas d’avoir arrêté une centaine de chefs de bandes en quelques mois, c’est d’avoir sorti ces jeunes de leur zone d’influence.

Le chômage est aussi une cause, non?

Oui, mais pour trouver un emploi, et il s’en crée beaucoup à Medellin, il faut un niveau d’éducation supérieur.

Medellin est célèbre pour avoir mis fin au cartel de Escobar et d’autres. Aujourd’hui, ces bandes ont pris une nouvelle forme?

Ce sont les mêmes structures qui ont survécu. Et nous devons les frapper à leurs têtes. Mais nous sommes envahis, dans ce pays, par les cultures illégales. La drogue est le carburant de la guerre qui s’est perpétuée si longtemps. Elle continue de nous empoisonner. Ce sont les plus pauvres qui souffrent le plus de la violence de ces bandes. Nous collaborons avec l’armée, la police nationale. Ainsi nous avons pu mettre en prison les principaux chefs. Mais il y a de la relève… Cependant, nous ne comptons pas en premier lieu sur la violence pour en finir avec cette situation. D’abord sur nos efforts pour améliorer la vie des habitants, par l’éducation, la culture, la santé, les transports. Et nous avons déjà obtenu des résultats dans plusieurs quartiers pauvres. Ce qu’il faut, c’est créer une conscience citoyenne. Que chacun prenne sa part et comprenne le rôle des institutions.

On parle beaucoup de dépénalisation. Une voie?

Allez demander aux parents s’ils veulent que leurs jeunes aillent s’approvisionner librement en drogue… C’est délicat. Je ne mets pas sur le même pied le consommateur, qu’il s’agit d’aider, et le vendeur qu’il faut punir. C’est un problème posé au monde entier.

Où en est l’économie de Medellin?

Elle s’est sensiblement renforcée ces dernières années. Notamment grâce à l’innovation, à l’économie du savoir. Nous y investissons plus de 2% du PIB. Nous avons consacré une vaste partie (170 hectares) du nord de la ville dont nous faisons un pôle technologique avec le secteur privé. Les domaines traditionnels, le textile, l’énergie renouvelable, la construction, la santé, se développent aussi. Nous comptons aussi sur le développement du tourisme. La région a des atouts, la vie culturelle est très riche, avec de grands musées et une présence artistique dans tous les quartiers. Les visiteurs, en majorité européens, reviennent… Nous avons reçu l’an passé 790’000 touristes. Et cela ne cesse d’augmenter. Cela soutient l’hôtellerie, le commerce, cela crée des emplois. Nous avons encore entre 9 et 10 % de chômage.

Vous accueillez pourtant les réfugiés vénézuéliens…

Nous les recevons avec toute notre affection. On estime qu’il y en a 40 ou 50’000 à Medellin. Beaucoup ont de la famille ici et s’intègrent assez facilement. Les enfants sont immédiatement scolarisés et les familles reçoivent une aide alimentaire et sanitaire. Vous n’en verrez aucun dormir dans la rue. La situation est plus dramatique dans le nord et sur la côte. Il se manifeste une grande solidarité face à cette tragédie, due à une terrible dictature qui devrait interpeller le monde.

… un monde qui ne s’est guère montré solidaire!

Il y a eu un déni de la réalité devant ce drame humanitaire. Le nouveau président devra agir aussi au plan international à cet égard. Car ce n’est pas fini. Des millions de Vénézuéliens continueront de souffrir et de s’en aller (lire les trois reportages de Doménica Canchano Warthon au Venezuela)

Vous parliez de créer une conscience citoyenne? Concrètement, que voulez-vous dire?

Renforcer la confiance mutuelle. Un exemple pratique. Nous avons au centre une «tienda», une boutique où tous les articles sont à mille pesos. Les gens les prennent et paient librement. Hors de tout contrôle. Quasi tous jouent le jeu. Autre initiative pour créer ce climat de confiance y compris avec l’autorité. La «fotoculta». Les caméras photographient les automobilistes qui grillent les feux, les piétons qui traversent n’importe comment. Les fautifs reçoivent l’amende avec l’image. Maintenant, nous faisons des clichés des gens qui se comportent bien et on leur envoie le cliché, sous l’enveloppe habituellement utilisée pour les douloureuses, avec un mot de félicitations: «Merci, Medellin est pleine de citoyens comme vous!» Il faut parler de ce qui se fait de bien. Quand nous voyons telle ou telle initiative locale intéressante, même très modeste, au niveau des habitants, la municipalité, si elle en a connaissance, leur envoie un groupe musical pour une sérénade! Nous offrons aussi des concerts de rue aux commerces qui paient leurs impôts, aux contribuables qui se présentent aux guichets du fisc. Tout cela est relayé par nos médias, par les réseaux sociaux. Quand il y a un problème dans un quartier, nous nous y rendons, nous parlons aux gens et nous diffusons les discussions en direct sur Facebook. C’est cela, la culture citoyenne que nous voulons encourager.


A suivre

Série 3/4 L’épopée du barrage inondé – Jacques Pilet

Série 4/4 Mines d’or: l’enfer ou l’espoir – Jacques Pilet


Précédemment dans Bon pour la tête

Série 1/4 Leçon de démocratie d’un pays qui court après la paix  – Jacques Pilet

Les indigènes à la marge du processus de paix – Yves Magat

Série L’autre poudre blanche – Vincent Dubuis et Johanna Castellanos

Visite du Pape François en Colombie: une ferveur sans réflexion– Johanna Castellanos

Nounou Magdalena: 100 ans de sollicitude – Doménica Canchano Warthon

La Colombie, muy caliente – Luc Debraine

«Mariage à trois» en Colombie – Anna Lietti

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