Colombie: l’autre poudre blanche

Publié le 23 décembre 2017

«Allez y, allez y, ça supporte quelques petits grammes de plus!!» – © Johanna Castellanos / Bon pour la tête

L’histoire se déroule à Bogota, Colombie, à la fin de l’année 2016. Des appels téléphoniques menaçants. Des bugs informatiques inexpliqués. Des hommes, dans des voitures garées, prenant des photos de la directrice d’un petit groupe de défense des consommateurs, à l’entrée du siège. Un article en trois épisodes, ou comment l’autre «poudre blanche» est devenue un objet de conflits et d’intimidations en Colombie.

Au crépuscule d’un jour de décembre 2016, Mme Esperanza Cerón, doctoresse et directrice de l’organisation Educar Consumidores (organisation de défense des consommateurs colombiens),déclare avoir remarqué deux hommes étranges, en moto, qui suivaient sa berline Chevrolet alors qu’elle rentrait du travail. Malgré ses tentatives de les perdre dans la circulation à l’heure de pointe de Bogota, les deux hommes se sont dirigés vers sa voiture et ont cogné sur les vitres de sa berline. Un des hommes lui hurle:

«Si vous ne vous taisez pas, vous en subirez les conséquences.»

Nous ne sommes pas ici dans un mauvais épisode de la série Narcos, encore moins témoin d’une «tristement banale» histoire de règlements de compte de trafiquants.

Bien que cet épisode, qu’Esperanza Cerón a rapporté aux autorités judiciaires colombiennes, rappelle tristement les intimidations utilisées contre ceux qui défiaient les cartels de la drogue qui dominaient autrefois la Colombie, le trafic de drogue n’était pas la cible de Mme Cerón et de ses collègues. Leurs efforts ont dérangé une autre industrie à base de poudre, légale cette fois, de plusieurs millions de dollars: les fabricants de boissons gazeuses et de boissons sucrées.

Il faut savoir que l’Amérique latine, et particulièrement la Colombie, fait partie des plus importants marchés mondiaux pour les boissons sucrées. Ainsi, selon un rapport de l’OMS, l’Amérique latine a même dépassé les États-Unis comme premier marché mondial pour les boissons gazeuses et sucrées, depuis l’an 2000.

Paix et Santé publique

Comprendre les enjeux, les méthodes et les conséquences de cette lutte pour la santé publique, nécessite de se projeter en Colombie en 2016. Flashback: Au début de l’année 2016, la Colombie, pays de 49 millions d’habitants, était confrontée à une possibilité de paix. Après des décennies de conflit et une campagne militaire agressive soutenue par les États-Unis, le chômage était proche des niveaux historiques les plus bas, les taux de pauvreté diminuaient et des millions de personnes espéraient une paix durable avec les FARC.

C’est dans ce contexte, qu’à l’instar du Mexique en 2014, le ministre de la Santé colombien Alejandro Gaviria Uribe propose d’instaurer une taxe de 20% sur les boissons gazeuses et les boissons sucrées. Proposition qui est devenue partie intégrante d’une réforme fiscale globale soutenue par le président Juan Manuel Santos et le ministre des Finances Mauricio Cárdenas.

«Pour la première fois de notre vie, nous avons pensé que nous pouvions être un pays normal et être en mesure de faire face à d’autres problèmes que la violence», a déclaré Diana Guarnizo au New York Times, avocate travaillant à Dejusticia, un groupe de défense des droits qui a aidé à promouvoir la taxe sur les boissons gazeuses.

«Nous étions une organisation qui se consacrait aux questions de paix, de violence, de réforme agraire, d’injustice, et qui avait soudainement le luxe de parler de ce que les mères mettaient dans la boîte à lunch de leurs enfants».

La mesure visait à injecter 340 millions de dollars par an dans le système de santé colombien, mais le ministre Alejandro Gaviria avait un objectif encore plus ambitieux: réduire la consommation de soda dans un pays où le taux d’obésité avait triplé depuis 1980 et qui se situe aujourd’hui aux alentours de 19% chez les adultes. Le ministère de la Santé estime que 4000 personnes âgées de 30 à 70 ans meurent chaque année de maladies liées à l’obésité, telles que les maladies cardiaques et le diabète.

Cette question a donc retenu toute l’attention de Esepranza Cerón, dont l’organisation de dix employés Educar Consumidores avait déjà travaillé sur le changement climatique, les restrictions liées au tabac et le manque d’eau potable dans les communautés à faible revenu. Encouragée par l’annonce faite par le ministre de la Santé d’une taxe sur les boissons gazeuses, elle a aidé à former l’Alliance for Food Health, une coalition de plusieurs organisations de la société civile.

Le groupe de Mme Cerón a collecté des fonds, enrôlé des alliés pour la cause et produit une publicité télévisée provocante qui avertissait les consommateurs que la consommation de boissons sucrées pouvait entraîner l’obésité et d’autres maladies telles que le diabète.

Mais la réaction a été épouvantable, sale, malsaine et digne d’un mauvais film d’espionnage…

Menaces et poursuites judiciaires

Postobón, la plus importante compagnie de boissons gazeuse du pays, qualifiait l’annonce du film de «trompeuse», et à intenté une poursuite auprès de l’agence gouvernementale des consommateurs (Superindustria) qui a ordonné que la publicité soit retirée des ondes. Mais l’agence est ensuite allée plus loin: elle a interdit à Mme Cerón et à ses collègues de parler publiquement des risques pour la santé liés à la consommation de sucre. Sinon le groupe se verrait puni d’une amende de 250’000 dollars.

Pour son action, Educar Consumidores avait reçu l’appui de Bloomberg Philanthropies, une fondation créée par l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, qui a notamment fourni un financement clé, dont 260’000 $ pour un film de prévention, et devait aussi assurer la sécurité des bureaux d’Educar Consumidores.

Les sondages d’opinion ont montré que 70% des citoyens étaient favorables à la taxe

C’est au mois d’août 2016 que le débat s’est intensifié lorsque les chaînes de télévision de tout le pays ont diffusé le film préventif d’intérêt public produit par Educar Consumidores. Le message publicitaire de 30 secondes montrait des données de l’OMS, et l’annonce informe que quatre boissons sucrées par jour pourraient représenter jusqu’à 47 cuillères à café de sucre. Il montre ensuite un couple en surpoids, un pied atteint de la gangrène et un homme qui semble souffrir d’un arrêt cardiaque, suivi d’une voix off avertissant: «Mieux vaut boire de l’eau, du lait ou du thé sans sucre. Prends soin de ta vie. Prends-le au sérieux.»

Film de prévention de Educar Consumidores

Postobón, l’entreprise de boissons gazeuses a affirmé, dans sa poursuite judiciaire, que l’utilisation d’une cuillère à café comme unité de mesure dans la publicité était imprécise et qu’elle suggérait injustement que toutes les boissons sucrées sont nocives pour la santé.

Alors que les experts en nutrition ont soutenu que l’annonce était tout à fait conforme aux études scientifiques démontrant l’impact de l’apport excessif en sucre sur le poids et les maladies métaboliques telles que le diabète, la goutte et les maladies cardiaques. La Harvard School of Public Health a passé en revue les nombreuses études qui appuient cette affirmation, y compris un point que les nutritionnistes font valoir à maintes reprises: les boissons sucrées manquent de valeur nutritive et ajoutent des calories sans que les consommateurs ne se sentent rassasiés.

Toutefois, le chef de Superindustria (agence gouvernementale des consommateurs), nommé par le président, a statué en faveur des plaignants de l’industrie. Deux semaines plus tard, dans une décision que les experts colombiens qualifiaient d’inhabituellement rapide, l’agence ordonnait que le message publicitaire soit retiré des ondes…


Le 2e épisode: «Postobón ou la défense hypocrite (plus c’est gros, plus ça passe…)»

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