«Si vous êtes Mexicain, pire, illégal, vous êtes traité comme un déchet»

Publié le 26 septembre 2017
La traversée du désert de Sonora est derrière lui. Juan, 17 ans, a franchi les barbelés. Il est arrivé à Long Island et il lui faut travailler.
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Quelle fut la première image qui vous a marqué et comment avez-vous commencé à gagner votre vie?

Je me souviens avoir vu un magasin 7-Eleven. C’était la première fois de ma vie que j’en voyais un. Quand je suis finalement arrivé à la maison de mon ami à New York, je me souviens de l’accueil chaleureux de personnes que je ne connaissais pas. Ils étaient vraiment heureux de me voir. C’était des amis de l’ami de mon cousin qui étaient aux États-Unis depuis un long moment. Ils m’ont amené à un magasin nommé Kmart ce soir-là pour m’offrir une paire de bottes, une serviette, un savon, un rasoir et une glacière. Ils m’ont dit que c’était leur façon d’aider les nouveaux venus car c’était ce dont j’allais avoir le plus besoin. Le jour suivant, ils m’ont dit de me préparer pour travailler. Ils m’ont amené à ce coin de rue qui se trouvait deux ou trois pâtés de maison où on vivait. Il y avait un 7-Eleven. Tu dois te présenter sur ce coin de parking et attendre jusqu’à qu’un patron vienne de proposer une journée de travail dans la construction. C’est plus ou moins tout ce que tu peux t’attendre à avoir pour une journée de travail. Je ne savais rien, je ne parlais pas anglais. Je me souviens de ce camion avec à son bord un Américain qui me parlait et je ne comprenais pas ce qu’il disait. Je me suis tourné vers un des gars autour de moi pour lui demander de traduire. Il me dit: «Tu aurais dû penser à apprendre l’anglais avant de traverser la frontière.» Ce moment m’a marqué. J’ai réalisé combien il était important d’apprendre la langue si je voulais survivre ici.

Quels genres de métiers avez-vous fait depuis que vous êtes arrivé aux États-Unis?

J’ai fait tant de jobs différents depuis que je suis arrivé, et quelques-uns de ces jobs étaient parmi les pires. Je me souviens d’avoir travaillé pour ce gars nommé Kenny. On allait chez les gens qui avaient des problèmes avec leur fosse septique. Si tu ne nettoies pas ta fosse, après quelque temps, ça se remplit jusqu’au bout et ça déborde à travers les toilettes. Beaucoup de ces maisons avaient ce genre de problèmes. Il y avait des excréments sur toute la surface de leur cave, parfois c’était complètement inondé.

Avec d’autres gars, je devais aller dans la fosse avec un masque et une combinaison, on devait tout nettoyer et être sûr que tout était propre, enlever la moquette, enlever le carrelage, couper une partie des murs en contreplaqué et asperger tout l’espace de produits chimiques, pour s’assurer que tout était propre et désinfecté. On devait placer des ventilateurs industriels pour tout sécher.

Parfois, nous devions nous introduire dans des endroits très étroits, comme dans le réservoir lui-même, on était obligé de s’étendre dans les excréments. Je sais que c’est dégoûtant mais pour moi c’était du travail et tant que je travaillais et que je gagnais de l’argent, je m’en moquais. Le travail, c’est le travail et c’était un moyen honnête de gagner de l’argent. C’était un des pires emplois que j’ai eus aux États-Unis.

Receviez-vous un salaire correct?

Il y a deux personnes, deux patrons pour qui j’ai travaillé que je n’oublierai jamais. J’aurai toujours du respect pour eux. Il s’agit de Kenny (celui des fosses septiques, ndlr) et d’un monsieur nommée Paul Pullman. Avec lui, on traitait des locaux aux pesticides. On allait dans les commerces, les restaurants, les delis ainsi que chez les particuliers. Alors on devait aller dans les restaurants pour asperger de produits les insectes nuisibles comme les cafards mais aussi pour capturer les souris et les raton-laveurs.

Travailler pour Paul m’a vraiment influencé. Il était vraiment bon pour me payer et il était aussi très éthique. Il s’assurait aussi de me payer quand je faisais des heures supplémentaires. Il me traitait bien.  Mais j’ai rencontré des gens qui ne m’ont pas du tout bien traité.

Il y a des gens qui ne vous ont pas bien traité, qui ont mis votre vie en danger?

Oui, des gens qui ont abusé de mes services et ça arrive encore aujourd’hui. Je me souviens de ce travail que je faisais pour ce mec dans la construction. Un jour, il nous ramenait chez nous et on s’est arrêté à un 7-Eleven. Il m’a donné un billet de vingt dollars pour que je lui achète un soda. Il m’a aussi offert de prendre quelque chose pour moi. Je me rappelle que j’étais accompagné d’une autre personne quand j’ai pénétré dans le magasin. Quand nous sommes sortis du magasin, il avait disparu. Il s’est envolé sans avoir payé le salaire de la journée. Il nous a abandonnés et on ne savait pas du tout où on était. J’ai dû appeler mon ami pour lui demander de venir me chercher. Ce genre de choses est arrivé assez souvent.  

Quand ce genre de comportements se reproduit régulièrement, cela doit générer le sentiment de rage, de trahison, de la colère… Arriviez-vous à faire la part des choses?

Pendant longtemps, des choses comme ça, après qu’elles se sont produites plein de fois, cela peut vous transformer en quelqu’un de très en colère parce que vous vous rendez compte que les gens vous voient comme un déchet. Comme si vous n’étiez bon qu’à creuser des trous et faire de lourdes charges de travail. Et au bout du compte, on se débarrasse de vous sans vous payer, sans même vous dire merci… Alors oui, cela peut générer beaucoup de colère à l’intérieur. J’ai rencontré à de nombreuses reprises des gens comme ça. Et ça s’est passé de la même manière de nombreuses fois pour certains de mes amis. Il est arrivé que l’on travaille deux ou trois mois pour des gars, qu’ils te doivent 2000-3000 dollars et qu’un jour ils disparaissent.

La colère peut-elle devenir si forte au point de vouloir de venger, tuer même?

Pendant une longue période, j’étais une personne en colère. J’avais trouvé, ici aux États-Unis, mes pires ennemis. Je voyais tant de cruauté… Quand vous êtes Mexicain, vous êtes automatiquement jaugé, jugé. Et si vous êtes illégal, c’est encore pire. Vous êtes traité comme si vous sortiez de la poubelle, on n’a aucun de respect pour vous. C’était assez choquant, car venant de Mexico City, j’avais entendu toutes ces belles histoires sur les États-Unis. Sur toute cette liberté, sur l’égalité… Alors qu’une une fois ici, vous réalisez que ce n’est pas du tout le cas.


Prochainement dans Bon pour la tête

Chapitre 4: L’agression

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