Des câpres et des hommes

Publié le 28 juin 2017

© Sonia Zoran

Une série dans les coulisses du rêve insulaire, sur une toute petite île de l’Adriatique. C’est un archipel au large de Šibenik, au nord de Split. Troisième épisode: à l'orée de l'été, si les poissons et les touristes se font désirer, les câpres, elles, n’attendent pas. Nous voilà repartis dans le bateau de Milka et Goran. Où j’apprends que sur l’île Robinson, les vacanciers bio ont pris la place de réfugiés bosniaques. Trous noirs de la mémoire sur fond de ciel bleu.

Le 1er épisode du feuilleton dalmate: Le Tijat revient: «Le voilààà!»
Le 2e épisode du feuilleton dalmate: Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?

Le matin, dans l’Adriatique, la paix est parfois immense. L’eau est immobile, à la fois bleue et dorée, tout juste animée par une barque effilée, blanche comme le maillot immaculé du pêcheur. On s’exclame alors: bonaca! (Prononcer bonatsa, presque comme bonazza, en italien). En français, les dictionnaires disent que le mot bonace pour qualifier la mer est rare et vieilli. Pas en Dalmatie.

Les matins de bonaca, la paix semble née de la Méditerranée. Même si on sait que ça ne dure pas. Alors on en profite pour partir en mer, comme Goran et Milka qui veulent récolter des câpres. Nous voici donc cap au sud, vers un nouvel îlot. Parce qu’ils sont nombreux les îlots déserts, dans cet archipel. Et tous différents.

L’île des goélands et cormorans

Pour les câpres, le top, c’est apparemment Sokol. Un petit rond de pierres, à peine quelques centaines de mètres carrés. Dépourvu d’arbres, donc parfait pour les câpriers qui adorent, la roche, le sel et le soleil. Sokol signifie faucon. Mais nous sommes accueillis par des dizaines de goélands qui y font leurs nids, au centre, laissant les rives aux familles de cormorans. «Il ne faut surtout pas toucher aux œufs s’il y en a», prévient Milka, alors que les goélands tournent sur nos têtes. Nous sommes à quelques kilomètres seulement des îles habitées, mais invités ou plutôt à peine tolérés, dans un autre univers.

Ne pas toucher et regarder où l’on met les pieds. La roche calcaire est découpée, avec des trous et des pointes, la terre rare, les fleurs précieuses: immortelles, hysope, thym, romarin. Et tant d’autres, violettes ou blanches, épineuses ou grasses, que je ne connais pas. Les petits buissons de câpriers, se distinguent à leurs feuilles rondes. Fort discrets quand ils s’étendent à ras de terre et n’ont pas encore de fleurs. Mais ce sont justement les boutons floraux que nous cueillons. Enfin, quand nous en trouvons: «Nous sommes venus trop tôt, ou quelqu’un est passé avant… », dit Milka. 

Sur le moment, perdue dans le bleu et le vent, j’ai trouvé ça très rigolo, l’idée que quelqu’un soit venu avant nous. Milka m’a regardée bizarrement: «Mais tout le monde connaît les câpres de Sokol!» J’avais oublié que l’immensité est très relative, en Méditerranée. Et qu’on n’y est jamais le premier. 

L’île du glamping, autrement

Au vu de la légèreté de la récolte de câpres, Goran décide de rentrer en passant de l’autre côté d’Obonjan, pour tenter de pêcher un ou des poulpes dans la baie. Nous retrouvons l’île cédée à des Britanniques et consacrées à des séjours avec nuits de fêtes et journées consacrées aux ateliers bio&yoga (épisode2). Cette fois-ci nous frôlons les rives, pour mieux voir les dizaines de tentes et cottages, aménagés pour le glamping. Magnifiques il est vrai, avec leur terrasse et balustrade en bois. Dans la baie, Goran ralentit devant de vastes terrasses de pierres: «C’était une île de scouts au temps de Tito. On l’appelait l’île de la jeunesse». Même l’amphithéâtre date des années 70.

Des ouvriers s’affairent autour d’un camion-bétonneuse. Ils construisent de nouvelles terrasses sur cet îlot privatisé pour plus de 40 ans et dont les promoteurs annoncent fièrement qu’il n’accueille jamais plus de 500 personnes. C’est quand même beaucoup pour jouer au Robinson sur une superficie de 1,5 km2 de pinède et rochers… mais juste assez pour les soirées avec méga party et concerts électro. Je dois penser à haute voix, parce que Goran répond tout à coup: «Ils étaient beaucoup plus nombreux les réfugiés, pendant la guerre. Plus de 1000».

Le son de l’eau animée par une légère brise, celui du moteur. Un silence.

Des réfugiés entre parenthèse

On ne parle plus de la guerre en ex-Yougoslavie, ni sur mon île ni ailleurs. Ou alors à mots mesurés, avec de longs silences. Je peine à imaginer des réfugiés installés en pleine mer. «Des Bosniaques. On leur apportait à manger parfois. Des hommes, des femmes, des enfants. Il paraît qu’un jour, certains se sont jetés à l’eau, quand les autorités croates sont venues chercher de jeunes hommes pour les renvoyer en Bosnie». Goran se tait à nouveau.

Je regarde les parasols de bois et de paille, déjà en place pour l’été…je retrouve ce que tout le monde veut oublier, cette ombre, ce trou noir, entre les scouts du titisme et le néo-balnéaire bio le jour, rave la nuit. «Certains se seraient noyés, ils ne savaient pas nager. Enfin c’est ce qu’on dit», conclut Goran. Et les autres ? «Ils sont repartis, plus loin, jusque chez vous ou jusqu’en Amérique, au Canada».

Nous rentrons. Sans poulpe. La bonaca a disparu: le vent s’est levé, de petites vagues agitent la mer. Le mouvement du bateau est léger, parfait pour penser. Que faire de cette histoire ? Faut-il la taire, pour parfaire la carte postale ? Alors que la période «île de la jeunesse», avec les scouts de Tito, est fièrement présentée sur le site d’Obonjan-Island, le passage des réfugiés y est tout simplement effacé.

L’automne dernier, au retour de Sicile, une amie est rentrée un peu troublée du paradis: «C’était merveilleux, quelle culture, quelle nature. Sauf le dernier jour, tout d’un coup on a trouvé des gilets de sauvetage éparpillés sur une plage avec des chaussures et des trucs qu’on a pas trop regardés. Ça tue un peu la fin du séjour». En Méditerranée, les naufrages se comptent par centaines, les noyés par milliers, mais les vacances devraient être immaculées. Parfaitement hors de la réalité.

En barque vers l’Australie

En prenant le rythme de la Dalmatie, j’apprends le temps long, égrené en bribes de conversations. L’exil est ainsi un sujet récurrent, dans une île où les noms évoquent l’Est, témoins d’un déplacement ancien de Slaves fuyant les Turcs. Quand j’ai voulu savoir pourquoi de si nombreux insulaires se sont retrouvés en Australie, Milka m’a raconté une autre histoire: «Les nôtres partaient en barque, à la fin des années 50. Vers l’Italie. Ils n’y arrivaient pas toujours, la marine yougoslave patrouillait. Certains revenaient et recommençaient. D’autres ont disparu.»

Elle me montre le large, le couchant: «Ceux qui atteignaient l’Italie étaient placés dans des camps, comme les réfugiés d’aujourd’hui. D’autres se cachaient pour rejoindre la France. Et tenter d’aller plus loin, jusqu’en Australie, oui, là où il y avait déjà de la famille et des chalutiers où travailler comme pêcheurs».

En fin de journée, Milka, repart au jardin. Moi au village. Dans la ruelle, j’entends les martinets, je lève les yeux, et vois un buisson de câprier, installé dans le trou d’une façade. Une fleur est là, une grande corolle blanche et des dizaines d’étamines en étincelles mauves. «Elle est belle, hein», dit une vieille. «Tu sais que pour le roi Salomon elle symbolisait le caractère éphémère du monde?»

La sublime surgie des pierres ne dure qu’un jour. Un peu plus que la bonaca.


Le 1er épisode du feuilleton dalmate: «Le Tijat revient: « Le voilààà! »»

Le 2e épisode du feuilleton dalmate: «Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?»

Le 4e épisode du feuilleton dalmate: «Soupe à la pierre, au goût de mer»

 

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