Soupe à la pierre, au goût de mer

Publié le 30 juin 2017

© Sonia Zoran

A l'orée de l'été, une série dans les coulisses du rêve insulaire, sur une toute petite île de l’Adriatique. C’est un archipel au large de Šibenik, au nord de Split. Pour le troisième épisode, une recette particulière. Presque rien, toute la mer. Pour une soupe qui anime les discussions et les papilles.

Le 1er épisode du feuilleton dalmate:«Le Tijat revient: « Le voilààà! »»
Le 2e épisode du feuilleton dalmate: «Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?»
Le 3e épisode du feuilleton dalmate: «Des câpres et des hommes»

C’est peut-être à cause du vent, peut-être à cause du mouvement de l’eau, qui semble bercer l’île elle-même. En tout cas, sur ce petit bout de terre en mer, on aime se raconter des histoires. C’est un jour comme ça, à la fin d’un bon repas, que Tomo a dit: «Sonia, tu connais la soupe à la pierre?» Nous avions partagé quelques mulets, ces poissons blancs qui voyagent mal mais sont délicieux frais. Avec du vin et de l’huile de la maison. Nous avions croisé des dauphins, la veille. Tout allait bien, ou presque: «Tu as vu la taille des sardines, ramenées par les chalutiers? Elles sont beaucoup trop petites, avant il y en avait douze ou quinze par kilo, maintenant il en faut cinquante. Qu’est-ce qui va se passer? » La situation est si critique dans l’Adriatique que l’Europe a limité le nombre de jours de pêche avec le filet à sardines. L’inquiétude est lancinante. Mais parfois on n’a pas envie de penser à ce qui se passe au fond du miroir bleu. Alors Tomo répète: «Non, mais eh, tu connais la soupe à la pierre?»

Légende ou gag? 

Tomo est jeune, il a été matelot pendant des années, pour la compagnie nationale de ferry. Il veut ouvrir un petit bar cet été. Et il est passionné de cuisine. Les autres le regardent avec un demi-sourire. Moi je lui dis que la soupe, j’en ai entendu parler voici des années, dans l’archipel des Kornati, au large, mais j’ai cru à un gag. «Non, non, si tu veux, un jour, je te la prépare. Mais bon, d’abord faut trouver la pierre…» 

Je ne veux vexer personne, alors je ne leur raconte pas tout de suite la légende de la soupe au caillou. Celle du mendiant qui, arrivant dans un village de pauvres montagnards, sort son caillou magique en proposant une soupe miraculeuse, pour autant qu’on lui donne un chaudron et un peu de sel. Puis quelques épluchures de pommes de terre, un reste de carottes et de poireau, une gousse d’ail, du persil ou du pain sec… Bref, tout ce qu’il faut pour réussir une soupe du chalet. Je ne leur dis pas qu’au Portugal, apparemment, la soupe à la pierre est particulièrement riche, avec lard, haricots et chorizo. 

Quand on a la chance de partager du temps et des mots, on joue le jeu. Alors je demande à Tomo si je peux aller chercher une pierre: «C’est pas si facile, il faut en trouver une variété particulière, qui ait des trous, des habitants et aussi des algues. Une pierre riche en goûts!» Manifestement, si gag ou légende il y a, ce sera dans une version très différente. En Valais, même si l’on peut imaginer une version avec des herbes des Alpes, il paraît que la pierre doit être particulièrement lisse et plate pour bien écraser les légumes dans le chaudron. Comme le galet du mendiant dans le conte. Et dans les sites avec recettes portugaises, on parle d’une pierre qui doit surtout être bien propre. 

Le choix, quelle affaire 

Au bout de quelques jours, après avoir insisté, tenaillée par la curiosité, j’ai pu partir avec Milka chercher une pierre à soupe. Tomo était trop occupé par l’installation de son nouveau café. Nous avons marché longtemps, au bord de l’eau, à la pointe de l’île. J’ai compris alors que c’était sérieux: seules certaines pierres ont cette structure particulière, pleine de cavités. Elles abritent alors non seulement de nombreux petits crabes, des escargots, une mini-crevette, mais se retrouvent aussi porteuses de petites moules et chapeaux chinois. «L’eau n’est pas assez basse, dit cependant Milka, il faudrait en prendre une plus loin de la rive». Mais elle refuse que je plonge dans l’eau encore fraîche. Je crois qu’elle doute de ma perspicacité sous-marine et moi je me demande comment on fait pour remonter une bonne grosse pierre et ses habitants… 

En tout cas Milka avait raison: choisir la bonne pierre, c’est toute une affaire. D’ailleurs nous en avons ramené trois et oui c’est lourd. Mais aucune n’était vraiment top, selon Tomo. Qui a fini par accepter de se lancer avec la plus grosse: «Ce sera pour demain. La soupe doit reposer. Et je dois aller chercher des herbes dans la colline». Là, impossible de le suivre et plus encore de l’observer en train de cuisiner. «Ah non, c’est ma recette, j’ai passé des années à regarder le chef cuisinier sur le bateau, pour apprendre ses trucs. C’est lui qui a fini par me donner sa recette de soupe à la pierre». 

Sel et garrigue 

Je ne pourrai donc rien révéler. Si ce n’est que ce fut délicieux. La soupe, filtrée, fut servie légèrement tiède, le lendemain à midi, puis froide, le soir. Elle avait un goût de mer et de garrigue, avec de la sarriette, du thym, de l’ail… «Ah, peu à peu tu vas tout trouver», s’est inquiété Goran. Non je ne cherche même pas, pour quoi faire? Sans la pierre et la tablée, autant dire qu’elle aurait perdu son âme, cette soupe claire. Translucide et subtile. Quoique un peu salée: «J’ai oublié que la pierre et ses cavités, pleines d’eau de mer, l’étaient bien assez», a concédé le jeune Tomo. 

Une soupe à la pierre imparfaite, c’est encore mieux. On va pouvoir recommencer. A la fin de l’été, quand il y aura de nouveau un temps long à partager. D’ici là, la soupe alimentera aussi les conversations au village. «Quoi? Tomo a fait une soupe à la pierre?», s’est exclamé Ante. «Avec des herbes, de la sarriette? Moi je n’aurais mis que de l’ail et un peu de vin blanc, comme pour une soupe de poisson», a rétorqué Nadia. «Avec tout juste de l’oignon, voire de la tomate, mais ce ne serait déjà plus une vraie soupe à la pierre», ajoute Marina. Une fine cuisinière. Qui tient la pizzeria et lit beaucoup la presse : «Tu sais, ces histoires de soupes, je ne sais pas quoi t’en dire. A mon avis, les anciens, ils avaient toujours du poisson. Ils n’allaient pas s’embêter avec des pierres. Mais maintenant, c’est différent. Ils la servent même dans des restaurants à la mode à Split. Et c’est pas donné…»

Moi, entre la disette sur un rocher et la légende pour menu branché, je nage. Mais je peux bien imaginer qu’au bout de trois jours de tempête, empêchant toute sortie en mer ou le retour des pêcheurs, les femmes posées sur les Kornati, à des heures de navigation au large, aient eu une idée géniale pour donner du goût à la soupe. Les spaghettis cuits à l’eau de mer, par exemple, avec trois moules ou deux crevettes, c’est divin.

Et sur une toute petite île, rien de tel qu’une marche matinale avec pêche à la pierre, avant la dégustation et les causeries, pour se sentir en mer. Quant à savoir si ça marche en ville… Disons que plus la nappe est blanche, plus les ingrédients sont probablement nombreux et coûteux, pour animer l’assiette et la tablée.       

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Prochain épisode: «Le plongeon dans la langue de l’Adriatique: un joyeux voyage (sretan put

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