Le Tijat revient: « Le voilààà! »

Publié le 24 juin 2017
A l'orée de l'été, une série dans les coulisses du rêve insulaire, sur une toute petite île de l’Adriatique. C’est un archipel au large de Šibenik, au nord de Split. Le feuilleton en six épisodes commence par l’arrivée du Tijat. Un bateau avec passagers et longue histoire, qui a des centaines de fans sur Facebook. Plus qu'un bateau, c’est un personnage, témoin du passé de chacun et d’un savoir-faire. Il a dépassé l'âge de la retraite, mais cette année encore, le voilà de retour...

Un bateau, en Méditerranée, c’est un sujet important. Qu’il s’agisse de survie ou d’amour. Aujourd’hui, parlons d’amour. Et de ce frémissement dans l’air, pas encore estival, de la Dalmatie. Un murmure dans les îles et une agitation sur Facebook: « Le Tijat revient », « Le Tijat arrrrriiiive », « Les amis, vous allez retrouver votre cher et tendre », « Le tsar est en route! ». La rumeur et les messages Facebook se répondent le long de la côte croate et bien plus loin. 

Oui, le Tijat revient, après des mois d’absence. Il a passé l’hiver en révision dans un chantier naval sur une île du nord de la côte croate. Un peu plus au sud, dans les eaux dalmates, chacun craint sa mise à la retraite. Mais le voilà en retour annoncé. Auprès de ses fans. Sur Facebook, ils sont des centaines à le célébrer tout au long de l’année, dans le groupe fermé Tijat u srcu (Le Tijat dans le cœur). Et plus de 1500 à le suivre grâce à la Tijat Fan Page. C’est beaucoup quand une île compte 200 habitants à l’année. 

 A la fois poisson et oiseau 

Le Tijat est donc un bateau. Dédié au transport de passagers de la compagnie maritime croate Jadrolinija. Il a été construit à Split en 1955 et peut embarquer 300 personnes. C’est même le plus vieux représentant de la flotte nationale encore en fonction. Mais son ancienneté ne suffit pas à expliquer l’attachement des habitants de la région de Šibenik et surtout de ses îles à ce navire. Un bateau qui est bien plus que ça: « Le Tijat est à part. On l’appelle par son nom, comme les autres, mais autrement, comme si c’était quelqu’un. Il est une sorte de créature, pas tout à fait un animal, pas tout à fait un personnage. On sait bien que c’est un bateau, mais aussi quelque chose de spécial, je ne sais pas comment l’expliquer. Tu le sens aussi? » Ante, pêcheur, bricoleur, cultivateur, conducteur de tracteur, était ravi la première fois que je lui ai dit que je reconnaissais le son du Tijat depuis mon lit. Mais aussi sous l’eau, en plongée… 

Le Tijat tient de l’apparition. On l’entend, on le sent, avant de le voir. Le grand navire blanc s’annonce par une sorte de ronron lointain, sourd et profond. Puis, si l’on est en train de nager, on perçoit un autre son: un cliquetis, aérien mais sous-marin. On dirait ces aigus dorés qui annoncent l’instant magique dans les contes. Et cela ne doit rien à l’imaginaire touristique: « On s’attend à voir surgir quelque chose de vivant et de géant », affirme Jadranka. « On ne sait pas s’il est plus oiseau ou poisson ». Jadranka est blonde aux yeux bleus et son prénom veut dire Celle de l’Adriatique. Elle a grandi dans une maison de pierres qui avait les pieds dans l’eau. Elle raconte avoir passé son enfance à guetter le Tijat: « Avec lui arrivaient les visites, la famille de l’étranger, le courrier, les marchandises pour l’épicerie, les livres, les habits parfois. Le Tijat, c’était notre lien avec le monde. » 

Jadranka a épousé un ancien marin, aujourd’hui peintre. Ils sont revenus s’installer au village. Anciens de la marine, ils le sont presque tous sur ces îles, ingénieurs, techniciens, mécaniciens. Ils ont navigué loin, autour du monde même. Plus ou moins longtemps. Sur de très grands cargos, le plus souvent. « Mais le Tijat, c’est autre chose. » Quoi alors? 

 60 ans de traversées 

C’est vrai qu’il est beau, ce bateau, long et mince mais large aussi: il semble naviguer dans l’eau, plutôt que sur l’eau. Avec ses rondeurs et sa blancheur, il a quelque chose des fleurons de la belle époque, façon CGN ou Mississipi. Fort dissemblables ils sont, pourtant, mais caractérisés peut-être par le soin apporté à leur construction. Dès sa sortie des chantiers, en 1955, le Tijat fut ainsi tout de suite déclaré beau. L’amour est venu ensuite. Au fil des générations. 

Depuis plus de soixante ans, il a assuré des milliers et des milliers de traversées. Et ce n’est pas fini: en saison, il effectue plusieurs liaisons quotidiennes, reliant deux villes côtières en passant par trois ports insulaires. Un bonheur pour toutes celles et ceux qui savent apprécier le son rond d’un moteur. Plus encore pour celles et ceux qui ont tout vécu avec lui. Les habitants des îles sont allés à l’école grâce à lui. Puis à l’usine. Les horaires respectent encore ceux de l’industrie et des écoles avec des liaisons à l’aube, puis à la mi-journée, en liaison directe jusqu’à la ville principale, sans toucher à la cité balnéaire voisine, au grand dam des touristes.

 Le Tijat a vu naître des amours et des disputes, il a accompagné des promesses et des détresses. C’est sur le Tijat que se sont embarqués les futurs marins ou émigrés, certains finissant en Australie, d’autres en Amérique. C’est avec le Tijat que reviennent les cercueils, si on meurt en ville, à l’hôpital, ou au loin. 

 Plus fort que le temps 

Depuis quelques années déjà, le Tijat est menacé de mise en retraite. La compagnie croate Jadrolinija veut se moderniser. Elle multiplie les achats de navires à grande vitesse et devra accepter, dès cet été, la concurrence de lignes étrangères. Et pourtant le Tijat revient. Une fois encore, comme pour annoncer la belle saison. « C’est impossible sans notre Tijat, disent les insulaires, les autres bateaux ne tiennent pas les horaires ». C’est vrai que le Tijat a une assise particulière dans les vagues. Il résiste mieux au jugo, le vent du sud, qui annonce la tempête et soulève la mer. Mieux que le Lara, qui le remplace en hiver et le complète en été. Le ou la Lara (prénom féminin) est un bateau russe, dont tout le monde a ri, au début, parce qu’il est pointu, plus plat de fond, difficile à manœuvrer: il était fait pour naviguer sur la Volga, dit-on. Et par temps froid sûrement: difficile de trouver des places avec vues sur le Lara alors que les deux ponts du Tijat avec leurs bancs en bois permettent de choisir son angle, avec ou sans soleil et vent.

« Le Tijat a été construit par les gens d’ici pour les eaux d’ici », répètent les insulaires. « Et ça se sent ». C’est sans doute ça qui le rend si précieux: ce bateau incarne une histoire, un savoir-faire, une fierté. Celle d’une région vivant avec la mer. Le ronron du Tijat réveille des souvenirs collectifs mais aussi les histoires personnelles de chaque famille. Son souffle rauque rassure et son élégance, appartenant au passé, fait oublier la peur du futur. Les chantiers navals vont mal, les autres industries locales aussi. Le tourisme ne fait vivre les îles que deux ou trois mois par an. Alors, cette année encore, on a attendu, espéré, le retour du bateau plus fort que le temps. « 

« Evo gaaa! », »Le voilààà ». Le Tijat arrive. C’est le moment de courir vers le port. Pour partager une photo sur Facebook. Ou une conversation sur le banc des vieux. 

 


 

Le 2e épisode du feuilleton dalmate: «Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?»

Le 3e épisode du feuilleton dalmate: «Des câpres et des hommes»

Le 4e épisode du feuilleton dalmate: «Soupe à la pierre, au goût de mer»

 

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