L’homme à la tête du monstre

Les commentaires aigres sur sa rétribution, jusque chez certains politiciens de droite, ne lui font ni chaud ni froid. Peut-être même la juge-t-il trop faible, car il a gagné davantage lors de ses belles années chez Merryll Lynch. Sa compétence ne fait aucun doute. On a affaire à un surdoué de la banque. Sa carrière a connu quelques revers mais bien plus de succès.
Une trajectoire inimaginable à Paris ou à Londres. Ce fils d’immigrés italiens au Tessin, de milieu modeste, écolier peu brillant mais débrouillard, a commencé avec un apprentissage à la banque Corner de Lugano. Avec un salaire de 350 francs à ses dix-sept ans, dont il reversait une partie à sa maman et dont il investissait déjà une part à la bourse. Il rêvait de devenir joueur de foot professionnel ou au moins professeur de sport. Mais il gravit plutôt au pas de charge les échelons de l’établissement, modeste en comparaison des leaders. Il s’en alla apprendre l’anglais en Californie et fut étonnamment vite happé par diverses institutions financières américaines, et passa donc plusieurs années à New York. Là, en guise d’études, il décroche un diplôme de Certified Banking Expert et suit un cursus spécialisé d’Advanced Management Program auprès de l’Université d’Oxford.
Il jongle avec les marchés, notamment avec les produits dérivés à Londres, à Milan, et beaucoup à Zurich. En 2011, il devient CEO de l’UBS, sauvée de la crise financière américaine de 2008 avec l’aide du Conseil fédéral et de la Banque nationale suisse. Ecarté en 2020, il va se consoler avec sa femme sur une plage tropicale puis se consacre à ses propres affaires. En février 2023, c’est le triomphal retour en force: il devient à nouveau le patron de l’UBS et réalise un vieux rêve, le rachat de Credit Suisse. Avec l’aide Mme Keller-Sutter qui a exclu toute autre solution alors qu’il en existait, selon un autre banquier de haut vol, Joe Ackermann, ex-PDG de la Deutsche Bank.
Le risque est énorme. Il arrive aux plus gros bateaux de s’échouer sur les rivages insondables de la finance internationale. Notamment aux Etats-Unis où l’UBS entend jouer parmi les grandes. Comme en 2008… Trois d’entre elles y ont fait faillite en mars 2023.
Ermotti est-il de taille? Hyper-compétent sans doute, tenace, ambitieux. Doté de finesse dans l’analyse des mouvements politiques profonds? Pas sûr. Son école, sa passion, son monde, à côté du métier, de sa famille et de l’attachement au Tessin, c’est le foot. Aujourd’hui comme hier, c’est le parfait «tifoso». Lorsque la présidence du Festival du film de Locarno lui fut proposée, il répondit: «non merci, mais la culture, ce n’est pas mon truc». N’allez pas non plus lui demander de s’intéresser à l’histoire. Ou de s’approcher des institutions culturelles. Le mécénat? Ce n’est pas non plus son truc. La politique? Il est «à droite toute» mais hors parti. Et pas trop compliquée, s’il vous plaît.
Il y eut pourtant chez nous, dans la finance, des esprits fins que leur culture a plutôt aidés. Notamment l’ami et mentor d’Ermotti, Tito Tettamanti, un virtuose intellectuel devenu richissime. Ou celui qui le critique aujourd’hui, Joe Ackermann, qui malgré ses convictions libérales, dans l’intérêt du pays, prônait la reprise provisoire du CS par la Confédération. Un esprit assez agile pour assumer une telle contradiction.
L’euphorie du début retombe quelque peu. Les premiers résultats de big UBS ont déçu les actionnaires. Aux Etats-Unis comme en Europe une foule d’experts annoncent des vents méchants sur la branche. Face à la vertigineuse escalade de la dette publique, la Réserve fédérale américaine produit sans répit une masse non moins vertigineuse de dollars, cette monnaie dont certaines puissances mondiales commencent à se détourner. L’effet à court terme? Entretenir l’inflation… et propulser les bourses vers des sommets. La géopolitique, via l’économie aussi, nous ménage encore bien des surprises.
Le président du club de foot Colina d’Oro saura-t-il capter les changement mondiaux avec une longueur d’avance? L’ambition et l’obstination du tireur au but ne suffisent pas toujours. Ermotti saura-t-il par exemple séparer clairement les activités suisses de l’international? Ou carrément se distancer de Wall Street? Rien ne l’indique. Peu importe son sort personnel, c’est celui de la Suisse bancaire qui est en jeu. De toute façon son mandat est limité à trois ans. Il en a 64. Sa retraite de multimillionnaire promet d’être heureuse dans ses belles maisons, sur les hauteurs de ce Tessin qu’il aime tant. Avec sa grosse Ferrari noire au fond du garage. Fidèle à ses copains du foot quelle que soit la ligue où joue son club favori. Et jamais à court de joujoux financiers personnels.
Et puis si le géant bancaire tourne mal, ce sera aux responsables politiques et aux petits épargnants d’affronter le désastre. Entre parenthèses: vous tenez vraiment à garder vos comptes dans cette enseigne mégalomane? On connaît le mot «too big to fail», trop grand pour faire faillite. Il faut en ajouter un autre: «too big to bail». Trop grand pour espérer une caution, un sauvetage. La pauvre Confédération n’a pas les moyens de secourir, une fois encore, un tel bateau.
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