Bernard Crettaz, mortellement vivant

Publié le 3 novembre 2023
Un an après sa disparition, le sociologue et ethnologue revit à travers un film inespéré de Nasser Bakhti, qui l'a accompagné durant ses quatre dernières années. Un beau portrait documentaire du fondateur de «cafés mortels» qui nous invitaient justement à apprivoiser notre fin inévitable.

Parfois, les «cinéastes de proximité» ont du bon. Il arrive qu’on râle contre ces talents limités qui, ayant le plus souvent dû réviser leurs ambitions à la baisse, survivent en tournant des documentaires de portée strictement locale. Et puis arrive un film comme Crettaz – Et comme l’espérance est violente… et force est de constater qu’un Nasser Bakhti (Aux frontières de la nuit, Appia, Laurence Deonna libre!) est parfaitement capable de trousser un portrait-hommage bien senti. Un film qui ne paie peut-être pas de mine, mais pour finir plus enrichissant que bien des productions hyper-professionnelles. Et d’abord, personne d’autre n’a eu l’initiative d’approcher ce formidable sujet au soir de son existence, d’accumuler patiemment du matériel pour confectionner un long-métrage de cinéma plutôt qu’un 50 minutes de télévision standard.

Il se trouve que Bernard Crettaz avait même mystérieusement échappé à un Plan-Fixe, rituel proposé aux personnalités d’ici pour se raconter à travers un grand entretien filmé (en noir et blanc, sans coupes). Peut-être justement parce que ce Valaisan né en 1938 dans le Val d’Anniviers, enseignant en sociologie à l’Université de Genève et conservateur au Musée d’ethnographie de 1976 à 2000, puis retraité très actif en particulier pour secouer notre tabou de la mort, avait largement de quoi être le héros d’un vrai film! Même ceux qui croyaient bien le connaître en apprendront sans doute à travers ce portrait impressionniste qui l’accompagne entre Fribourg, Genève et Zinal, où il vivait avec sa seconde épouse Elisabeth, une historienne de l’art allemande.

Vocation suspendue

Approché au seuil de ses 80 ans, Bernard Crettaz pense évidemment beaucoup à sa propre mort, estimant même assez précisément sa date probable! Au début s’impose l’image d’un monsieur tranquille, à la démarche un peu lourde. Mais l’esprit toujours vif a tôt fait de relancer un verbe prolixe, qui révèle peu à peu tout ce qu’il a fallu traverser pour devenir ce «vieux sage». Pas prétentieux pour deux sous, il semble se prêter volontiers à l’évocation de son parcours, et c’est avec une certaine surprise qu’on apprend (par une note du réalisateur) qu’il a fallu une longue mise en confiance pour en arriver là.

La première révélation provient d’une vocation religieuse suspendue qui a clairement laissé des traces. Fils d’une famille de paysans de montagne, arrivé après quatre filles, le petit Bernard fut un enfant choyé, élevé dans dans un cadre très religieux et conservateur. Mais l’attrait de l’autre sexe, de la ville et des idées nouvelles auront finalement été plus forts. D’où une culpabilité tenace. Puis on découvre à travers des images d’archives un Crettaz qui donne de la voix dans les manifestations estudiantines de mai 1968, à Genève. La pensée de gauche anti-impérialiste devient alors son nouveau credo, la recherche socio- et ethnographique sa voie. On n’en apprendra guère plus sur ce dernier sujet, sans doute laissé à la bibliographie conséquente de cet homme qui a toujours appelé à une Suisse ouverte, dans l’espoir d’échapper à sa «muséification».

Assez logiquement, le film se concentre plutôt sur cette question de la mort, déjà devenue son grand thème de recherches durant sa carrière. On le voit ainsi dialoguer à ce sujet avec un kiosquier fribourgeois (Elio Ragonesi), puis mettre la dernière main à Oser la mort (2017), ouvrage co-écrit avec son collègue Jean-Pierre Fragnière. Un peu «en avance» sur Crettaz du fait d’un cancer, ce dernier, comme lui Valaisan devenu sociologue via la théologie mais pour finir agnostique, s’avère d’ailleurs bien plus qu’un faire-valoir! Enfin, c’est l’expérience des «cafés mortels», dont le cinéaste immortalise la dernière séance. A l’évidence, ces dialogues sur un thème partagé par tous n’ont fait qu’approfondir une fibre fraternelle déjà bien ancrée.

La question de toute une vie

Mais la mort renvoie forcément à l’intime et c’est sans doute là que la patience de Nasser Bakhti aura payé. Entendu dès l’enfance, le dicton «Aujourd’hui au berceau, demain au tombeau» aurait-il infusé au point de dicter à Bernard Crettaz son obsession future? Dans la seconde partie du film, il se met à évoquer sa première épouse (décédée en 1999) Yvonne Preiswerk, anthropologue avec laquelle il s’était justement lancé dans ces études en thanatologie. Un retour à Zinal révèle un attachement viscéral à ses origines tandis que la visite à une sœur confirme une rupture douloureuse et une autre au cimetière un lourd contentieux avec la mère. Enfin, il y a cette foi qu’il semble avoir gardée chevillée envers et contre tout.

Même réalisé avec peu de moyens, sans attention particulière à la lumière et au cadre, le portrait qui en découle s’avère multi-dimentionnel, intriguant et attachant. Une telle personnalité, et bien sûr cette obstination à mettre en avant ce que tout le monde cherche plutôt à oublier, interpellent forcément. Ne manque ici que la dernière année avant un décès finalement survenu lors d’un voyage en Autriche, d’une faiblesse cardiaque qui lui avait déjà valu des alertes. Même modeste, la réussite est là, qui rappelle celles de Jean Ziegler – L’optimisme de la volonté (Nicolas Wadimoff, 2016) ou de Yvette Z’Graggen – Une Femme au volant de sa vie (Frédéric Gonseth, 2017). Et si Nasser Bakhti, d’origine touareg algérienne et humaniste instinctif plutôt qu’artiste intellectuel, avait été l’homme de la situation? Comme quoi même les cinéastes les moins prisés par les cinéphiles ont leur utilité et peuvent se surpasser quand leur sujet l’impose!


«Crettaz – Et comme l’espérance est violente…», documentaire de Nasser Bakhti (Suisse, 2023) avec Bernard Crettaz, Jean-Pierre Fragnière, Elisabeth Crettaz-Stürzel. 1h48

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