Entre tolérance et refus de l’horreur

Que lui répondre? D’abord, les faits. Il est vrai que 1,35 million de tonnes de bombes ont été au total déversées sur l’Allemagne par les Anglo-Saxons. Un rapport américain estime le nombre de victimes à 305’000 morts et 780’000 blessés. La France occupée n’a pas été épargnée, avec 0,58 million de tonnes de bombes qui auraient causé 20’000 morts. Churchill prétendait de cette façon «relever le moral de ses concitoyens, durement affecté par les attaques aériennes sur les villes anglaises». La plupart des historiens militaires estiment que ce ne sont pas ces frappes massives et indiscriminées qui sont venues à bout de l’armée hitlérienne mais principalement les combats terrestres sur les divers fronts. Il est admis qu’à cet égard raser Dresde à quelques jours de la fin de la guerre n’a servi à rien. Il est vrai que les démocraties n’ont jamais condamné, même rétrospectivement, ce que l’on qualifierait aujourd’hui de crimes contre l’humanité.
Mais après le conflit mondial, les Nations Unies ont été créées et ont posé des principes sur la protection des droits humains, notamment des populations civiles, sur l’inviolabilité des frontières. La «Déclaration universelle des droits de l’homme» signée le 10 décembre 1948 à Paris marquait un progrès. Qu’en est-il aujourd’hui? Ces exigences sont puissamment rappelées par les Occidentaux à propos de l’agression russe en Ukraine. Et face à Israël? Depuis sa création, l’ONU a prononcé à son endroit une cinquantaine (15 en 2022!) de condamnations et résolutions en raison de l’occupation des territoires palestiniens et du comportement de l’armée israélienne à l’égard des populations, ségrégations, violences, tueries. Cependant, aucune sanction onusienne n’est tombée. Alors qu’elles frappent au moins une dizaine de pays dans le monde.
Reste la question qui peut tarabuster chacun. Jusqu’à quel point peut-on tolérer l’horreur, fermer les yeux, bougonner sa tristesse sans plus? En excusant un crime et en condamnant un autre? Une chose est sûre: lorsqu’un comportement injuste et cruel se prolonge sur de longues années, comme l’occupation des territoires palestiniens, à des fins de conquête et non de défense, tout le monde s’habitue. On soupire, on n’agit pas, à aucun niveau. Quand la crise s’enflamme, dépasse en horreur tout ce que l’on a vu précédemment au jour le jour, alors là, dans le fracas, on se réveille. Avec de vives émotions, partisanes ou pas. Le déluge médiatique donne dans l’instantané. Querelles, par exemple, autour des auteurs du massacre à l’hôpital chrétien de Gaza. La question du passé, comment on est arrivé là, et celle de l’avenir, quelle paix possible, passent au second plan.
Quel est le mécanisme de la montée des émotions? Nous vivons dans une réalité nouvelle. Les images arrivent de partout et à toute vitesse. Ce n’était pas le cas au temps des bombardements de la Seconde guerre mondiale, du Vietnam (entre un demi-million et deux millions de victimes civiles), ou même, plus récemment, de l’Irak (entre 182’000 et 204’000 morts). Aujourd’hui les téléphones portables véhiculent certes des videos manipulées mais dans l’ensemble, l’information ainsi recueillie en vrac sur le terrain, complétée dans le meilleur des cas par les correspondants de presse indépendants, donne une idée assez complète de ce qui se passe. On ne peut plus ignorer l’horreur.
Dès lors le cynisme des acteurs guerriers apparaît plus clairement que jamais. Celui des pays spectateurs aussi. Un projet de résolution, très modéré, a été déposé aux Nations Unies pour exiger un cessez-le-feu immédiat à Gaza et des secours à la population civile accablée comme on sait. Il a été refusé. Et la Suisse s’est abstenue. Non parce que le texte lui déplaisait mais parce qu’il émanait de la Russie, sage en l’occurence. Honteux. Et pire le lendemain. Le Brésil a proposé mercredi une résolution fort prudente: condamnation vigoureuse du Hamas, appel au respect des lois internationales des deux côtés, sans mention des bombardements israéliens. Le Conseil de sécurité l’a largement approuvée. Mais les Etats-Unis l’ont sabordée en usant de leur droit de veto. Pour plaire à Netanyahou. Seule concession de sa part lors de la piteuse visite de Biden: il laissera entrer par l’accès égyptien 20, oui, vingt camions d’aide humanitaire à Gaza. Pour 2,2 millions d’habitants.
De quoi désespérer de cette instance internationale en qui furent placés tant d’espoirs.
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