Niyazi Kızılyürek: «Chypre est le seul pays membre de l’UE à être divisé»

Publié le 23 juin 2023

Niyazi Kızılyürek, membre de l’AKEL (Parti progressiste des travailleurs) et premier Chypriote turc à être élu député européen par les deux communautés de l’île. – © DR

Niyazi Kızılyürek, député européen chypriote membre du parti AKEL (Parti progressiste des travailleurs), parle de l'importance des relations intercommunautaires dans l'île de Chypre et de la situation au sein de l'île après les élections présidentielles qui ont eu lieu en février dernier. Il explique également le rôle de l'influence turque sur l'île, une question centrale à la lumière de la réélection d'Erdoǧan en mai dernier.

Après la division de l’île de Chypre en deux entités à la suite de la guerre de 1974, des projets de coopération entre les communautés se sont développés. Malgré cela, les problèmes persistent au sein de l’île méditerranéenne. A la lumière des récentes élections dans le sud, nous nous sommes entretenus avec Niyazi Kızılyürek, membre de l’AKEL (Parti progressiste des travailleurs) et premier Chypriote turc à être élu député européen par les deux communautés de l’île.

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BPLTNous avons vu l’importance des relations intercommunautaires. Quel est, selon vous, leur rôle aujourd’hui?

Niyazi Kızılyürek: Il y a une augmentation des activités intercommunautaires ou bi-communautaires au niveau de la société civile, de plus en plus de groupes, d’individus qui se rassemblent, en particulier les artistes. Il n’y a pas de soutien politique clair à ce type d’activités, mais je suis heureux de voir que cela se produit de plus en plus à Chypre. Pour ma part, j’invite souvent des groupes chypriotes au Parlement européen. Je reçois toujours des groupes bicommunautaires. Par exemple, les jeunes, et maintenant les femmes. Le 8 mars 2023, il y avait des groupes de femmes: Chypriotes grecques et Chypriotes turques avec un panel. La prochaine étape sera la venue d’artistes des deux communautés, c’est très important.

La division crée encore beaucoup de problèmes aujourd’hui. Quels sont les problèmes les plus saillants?

Tout d’abord, permettez-moi de vous dire que pendant de nombreuses années, il n’y a pas eu de point de contrôle ouvert entre les deux parties. La première fois qu’un point de contrôle a été ouvert après 1974, c’était en 2003. Aujourd’hui, nous avons des points de passage. Et récemment, d’après ce que je vois, de nombreuses personnes franchissent la ligne. Par exemple, de nombreux Chypriotes grecs se rendent dans la partie nord de l’île pour faire des achats et de nombreux Chypriotes turcs se rendent dans le sud. Mais bien sûr, la ligne verte reste aussi une ligne de tension, car toute l’île de Chypre est divisée d’est en ouest. Nous avons toujours des désaccords, des problèmes.

Des élections ont eu lieu récemment à Chypre. Pouvez-vous nous donner votre avis sur ce scrutin?

Ces élections ont été très importantes à bien des égards. Tout d’abord, notre ancien ministre des Affaires étrangères s’est présenté en tant qu’indépendant et non pour son parti. Il était issu du DISY (Rassemblement démocratique), un parti de droite, mais il a rompu avec celui-ci et en tant qu’indépendant, a reçu le soutien de différents partis. Le DISY est divisé en tant que groupe. C’est la première fois que l’on voit des membres du DISY soutenir le candidat d’AKEL, par exemple. Le plus important est peut-être que, pour la première fois, les deux grands partis, DISY et AKEL, ne font pas partie du gouvernement, ce qui crée un nouvel environnement. Les élections ont également entraîné un changement. Pour la première fois, la présidence de DISY est assurée par une femme, Annita Demetriou, qui est très active. AKEL est également à la recherche de réformes en son sein. C’est ce qui est significatif. Nous avons maintenant un président, Christodoulides, qui est également soutenu par des petits partis qui ne sont pas très favorables à une solution fédérale, donc cela reste une sorte de question en suspens pour voir ce qu’il va réaliser.

A Chypre, il y a beaucoup de stress dû à la division. Quelles sont les pressions auxquelles la société chypriote est confrontée, par exemple, dans le contexte de la crise de l’espace européen et de la mer Méditerranée?

Ce qui se passe en Europe se répercute directement sur Chypre. En raison de la guerre en Ukraine, il y a une forte inflation dans toute l’Europe, et Chypre y est également confrontée aujourd’hui. La vie des gens devient de plus en plus difficile. Mais lorsqu’il s’agit de la Méditerranée, il y a une tension dans sa partie orientale, qui concerne le gaz naturel. Chypre tente d’exploiter cette ressource, mais la Turquie s’y oppose. Il existe une coopération entre les Chypriotes turcs et les Chypriotes grecs, ce qui n’est pas le cas entre la Turquie et Chypre. Cela signifie que jusqu’à présent la situation demeure tendue, nous allons voir s’il y a un moyen de coopérer ou si les tensions vont continuer.

Dans le même ordre d’idées, pouvez-vous nous parler du rôle joué par Erdoǧan à Chypre, aujourd’hui et ces dernières années?

La Turquie s’est largement impliquée dans les affaires des Chypriotes turcs. Elle est l’a fait de manière ouverte et directe, surtout ces dernières années. Erdoǧan s’est impliqué dans les élections du chef de la communauté des Chypriotes turcs. Il a ouvertement participé à la campagne électorale de M. Tatar contre Mustafa Akıncı. Mustafa Akıncı est un homme de solution, il croit en une résolution fédérale, un Etat commun avec les Chypriotes grecs. M. Tatar veut en revanche deux Etats séparés. La Turquie a tout fait pour que Tatar gagne les élections et cette ingérence se poursuit, Erdoǧan est partout. Il intervient même dans les affaires internes des partis. C’est pourquoi j’ai moi-même posé plusieurs questions à la Commission européenne sur la manière de mettre fin à cette ingérence. 

Parlons de la question migratoire. La ligne verte n’est pas une frontière, mais nous pouvons dire – en lisant certaines informations – qu’elle est considérée comme telle par les deux républiques, y compris pour le passage des migrants. Pourriez-vous nous faire part de vos commentaires à ce sujet? La question des passeurs est-elle un problème majeur pour Chypre dans les deux camps?

Il est vrai que Chypre est un endroit où de nombreuses personnes tentent d’émigrer. En effet, l’île est directement reconnue pour sa situation géographique qui attire ceux qui cherchent une vie meilleure. La ligne de division ne peut être vraiment contrôlée, car il n’y a pas de frontière officielle. De plus, les Chypriotes ne sont pas «réellement protégés». Nous avons connu une augmentation de l’immigration, mais aussi une montée du racisme. A Chypre, cela reste l’un des plus grands problèmes. Il n’y a pas de politique européenne commune en matière d’asile et d’immigration et, bien sûr, certains pays sont plus accablés que d’autres, comme Chypre. Vous savez, il y a ceux qui passent par la ligne de démarcation, mais aussi beaucoup d’autres qui arrivent par bateau directement dans la République de Chypre, et c’est un nouveau problème.

En dehors des organisations intercommunautaires, existe-t-il des tendances à la réunification, par exemple au sein des partis ou de la société?

Aujourd’hui, il n’y a même plus de négociations, tout est gelé. La partie turque parle de solutions à deux Etats et le nouveau président chypriote souhaite une participation plus active de l’UE dans l’ensemble du processus. De nombreux partis sont satisfaits de ce statu quo et ne veulent pas changer. Je dirais qu’AKEL est le seul parti qui s’engage activement en faveur de la réunification du côté chypriote grec, et du côté chypriote turc, les mouvements fédéralistes tels que le Parti turc républicain, le Parti de la démocratie communale et d’autres petits groupes de gauche. La situation est telle qu’à l’heure actuelle, Chypre n’a pas une forte volonté de réunification. Chypre est principalement sous les auspices des Nations Unies. En fait, elle ne voit pas de terrain d’entente pour entamer des négociations.

L’UE joue-t-elle un rôle important à Chypre aujourd’hui en raison de ces tendances?

Pas directement, l’UE suit généralement l’ONU lorsqu’il s’agit du conflit chypriote. Le nouveau Président est venu à Bruxelles pour consulter la Commission, le Parlement et le Conseil, demandant une implication plus dynamique de l’UE. Mais l’UE reste hésitante. Elle préfère soutenir les initiatives de l’ONU. Nous verrons donc ce qu’il en sera.

Y a-t-il des problèmes encore cachés du reste de l’Europe qui font de Chypre un Etat différent du reste de l’Europe?

Je ne dirais pas «cachés», mais je vais vous dire quelque chose de très évident: Chypre est le seul pays membre de l’UE à être divisé, ce qui est en soi une situation très triste. Il y a dans l’UE un Etat membre qui est divisé et bien sûr cela cause beaucoup de problèmes, dans tous les sens du terme. Il y a toujours des problèmes entre les Chypriotes turcs et grecs, il y a des différences, mais il y a aussi des choses positives. Par exemple, aujourd’hui, le fromage chypriote halloumi, également connu sous le nom turc de hellim, est un produit protégé de Chypre et peut être commercialisé sur le marché européen. Les Chypriotes turcs peuvent également vendre leur produit à l’UE, ce qui constitue une évolution très positive. Par ailleurs, nous avons toujours eu des discussions et des différends au sujet des réglementations de la ligne verte, qui déterminent quels produits peuvent être acheminés du côté chypriote turc vers le sud, sur le marché européen. Et ces règlements ne sont pas toujours appliqués correctement. D’autres dimensions ont été occultées. Par exemple, la coopération entre l’UE et l’OTAN dans la région pose problème parce que la Turquie est membre de l’OTAN et ne reconnaît pas la République de Chypre, ce qui crée également des problèmes de coopération.

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