A Chypre, les projets intercommunautaires fleurissent malgré les divisions politiques

Publié le 10 février 2023

Bannière bilingue « Let’s go, let’s make peace together » de l’organisation de jeunesse multicommunautaire « Hade » composée de jeunes chypriotes turcs et grecs. Photo prise devant l’hôtel Ledra Palace, dans la zone tampon qui sépare la partie sud de l’île, administrée par la République de Chypre, de la partie nord, gouvernée par la République turque de Chypre du Nord. – © Giacomo Sini

Depuis 1974, l’île de Chypre est de facto séparée en deux entités politiques. Malgré les divisions, de nombreuses initiatives tentent de maintenir les liens entre les populations de part et d’autre de la frontière. Reportage.

Du toit du garage de l’avenue Famagouste à Deryneia, il est possible de voir la mer. A moins de deux cents mètres au nord se trouve le checkpoint, et en quelques kilomètres on arrive à Farmagosta. Mais Irene Antoniou, 28 ans, explique que les contacts ne sont pas si simples. «Ici ce n’est pas comme à Nicosie, personne ne passe le checkpoint pour prendre un café avec un ami. Comme ailleurs à Chypre, on va au sud pour travailler, au nord pour faire du shopping». Le projet de Garage Space est né il y a quelques années, avec le soutien des Nations unies et de la municipalité de Deryneia. «Le lieu offre un espace pour différents types d’activités dans une perspective de solidarité intercommunautaire», explique Irène, «et nous collaborons étroitement avec d’autres associations comme l’Union des jeunes de Farmagusta».

Ali Furkan Çetiner, 27 ans, fait partie de cette dernière. «Nous essayons de renforcer les liens entre les jeunes générations qui vivent de part et d’autre de la ligne verte». Les autorités politiques chypriotes font tout pour marginaliser les projets intercommunautaires. Officiellement, «le gouvernement n’encourage ni ne perturbe ces activités. Elles sont autorisées formellement, mais dans les faits, cela les rend impossible d’un point de vue logistique», affirme Irène.

Vue de Nicosie, la capitale de Chypre, divisée en deux zones depuis 1974 par la «ligne verte». Au nord, la République turque de Chypre, au sud, la République de Chypre. © G.S.

Depuis 1974, après le coup d’Etat organisé par la junte fasciste d’Athènes et l’invasion militaire turque, la population de l’île a été séparée et le pays est toujours divisé de facto en deux entités étatiques. Au sud se trouve la République de Chypre, qui fait partie de l’Union européenne bien qu’elle soit toujours en dehors de l’espace Schengen. Au nord se trouve la République turque de Chypre du Nord, reconnue uniquement par la Turquie et considérée comme une occupation par la République de Chypre. La division coïncide avec la ligne verte définie en 1963 par les Britanniques. La zone tampon, qui s’étend sur 184 km, est depuis lors sous le contrôle de la mission des Nations unies à Chypre (UNFICYP).

Favoriser le bilinguisme

Salih, jeune Chypriote turcophone et membre de l’Association bilingue de Chypre, enseigne le grec et le turc. Il considère la langue comme un outil important pour apprendre à se connaître entre les différentes communautés de l’île. © G.S.

La façade marquée de balles de l’ancien hôtel de luxe Ledra Palace domine la rue de la zone tampon de la capitale, qui est délimitée aux deux extrémités par des postes de contrôle, bleu et blanc d’un côté, rouge et blanc de l’autre. De l’autre côté de la rue, au café Home for Cooperation, Salih Toksöz, 25 ans, attend le début de son service en tant que barman. «C’est absurde qu’entre Chypriotes on parle en anglais», dit-il avec un demi-sourire, en posant sa tasse sur la table. «Personne n’essaie généralement d’apprendre la langue de l’autre», poursuit-il, «mais pour nous, il ne s’agit pas seulement de connaître une langue, comprendre la langue maternelle de l’autre est un moyen de rapprocher les communautés». C’est l’idée de l’Association pour le bilinguisme à Chypre, créée en 2019, dont Salih est un membre actif. Le rapport à l’autre langue change selon les générations. «Mon grand-père connaît le grec argotique, le dialecte, mais il ne sait ni l’écrire ni le lire. Les enfants, avec la langue, peuvent apprendre à vivre dans une nouvelle réalité, quand ils sont ensemble ils sont immédiatement amis même s’ils parlent des langues différentes», réitère Salih.

Un festival intercommunautaire

Dans la grande salle de la taverne Pantelis à Pelathousa, un festival bicommunautaire est organisé, au cours duquel se produit également le chœur bicommunautaire pour la paix «Lena Melianidou». Les choristes ont en moyenne entre 60 et 75 ans, la génération qui a directement vécu la guerre. «Notre initiative est la plus ancienne initiative bicommunautaire encore active», explique Costis Kiranides, 71 ans, l’un des membres fondateurs du projet. Depuis 25 ans, elle réunit des personnes des deux côtés de Chypre qui interprètent des chansons en grec et en turc, donnant une voix et une perspective concrète à la paix.

Les membres de la chorale bicommunautaire pour la paix à Chypre – Lena Melanidou se rassemblent devant le point de rencontre de la zone tampon de l’ONU, à l’entrée de l’hôtel Ledra Palace. © G.S.

En attendant que Christalla Tsiakli, la soliste, commence, elle sort sur la terrasse. «J’ai rejoint la chorale en 2006, raconte-t-elle, j’avais vu quelques concerts et je voulais connaître les Turcs. Et puis, j’adore chanter!» Elle avait 15 ans le 14 août 1974, lorsqu’elle a été déportée de Palekythron, le village où elle vivait. Elle raconte que le voyage en bus a été terrible: «Alors que nous traversions un village, des soldats nous ont encerclés en essayant de frapper les gens avec des pierres et des bâtons, heureusement le chauffeur a réussi à continuer.» Au chœur, Christalla a également rencontré l’une des personnes qui ont tenté d’attaquer le bus ce jour-là: «Je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu « ils nous ont dit que les Grecs étaient tous mauvais »».

Une propagande encore présente dans la société, dit Costas. «Quand j’ai dit à mon neveu que j’allais chanter avec la chorale, vous savez ce qu’il m’a dit? « N’y va pas, ils peuvent te tuer »». Il agite les mains en parlant. «Ils enseignent encore la haine aux plus jeunes à l’école, à haïr les Turcs. Le nationalisme est dominant, mais si nous arrêtons de nous réunir, ils en profiteront pour fermer définitivement la frontière, et ils rendront aussi la vie plus difficile aux migrants et aux demandeurs d’asile.» Un homme imposant aux longs cheveux noirs, aujourd’hui d’un âge avancé, danse avec une femme beaucoup plus jeune que lui tout en souriant. «J’ai deux pères, le biologique, et puis Andreas», dit la femme, Birgül Kılıç, en jetant un regard à l’homme avec qui elle danse. Ce dernier est son Süt Babam. Littéralement son «père de lait» en turc.

Construire la paix entre communautés

Andreas Efstathiou, né dans une famille de langue grecque, était soldat pendant la guerre de 1974. Pendant trois mois, il a livré à un soldat du nord le lait sans lactose dont son enfant avait besoin pour survivre et qui n’était pas disponible dans la zone sous contrôle turc. «Il s’est approché de nous, les autres étaient sur le point de le tuer», raconte Andreas, «je les ai arrêtés. Il était désespéré, il nous a demandé du lait pour son bébé et j’ai couru pour en trouver. C’était très dangereux, mais dans la vie il faut faire quelque chose de bien.»

«Le bureau de l’UNFICYP à Pyla joue un rôle clé», explique Therapoulla Kalatha, de la section des affaires civiles. La guerre n’a pas bouleversé le canton, qui est sous le contrôle de l’ONU depuis 1964 et se trouve à proximité de la zone de souveraineté britannique, qui a toujours été accessible des deux côtés. C’est pourquoi Pyla a été pendant des décennies le seul point de rencontre et de passage informel, mais aussi et surtout un lieu de contrebande. Dans une telle situation, les projets bicommunautaires sont importants. «Presque toutes ces initiatives sont aujourd’hui soutenues par les Nations Unies, mais la volonté de construire la paix entre les deux communautés était déjà présente dans la société dès le lendemain de la guerre, l’UNFICYP est arrivée plus tard». Giulia Bosco, chef d’équipe UNPOL du poste de Pyla, concernant les récentes initiatives de construction de barrières le long de la ligne verte par les autorités du sud, déclare: «Nous sommes conscients du problème, mais ici il n’y a pas de perception de fermeture accrue».

Therapoulla Kalatha, officier de la section des affaires civiles de l’UNFICYP à Pyla, un village situé dans la zone tampon où les deux communautés de Chypre, turcophone et hellénophone, vivent ensemble sans division. © G.S.

La République de Chypre n’a jamais érigé de barrières le long de la ligne verte, ne la considérant pas comme une frontière entre Etats, mais seulement comme la limite des zones sous son contrôle effectif. Depuis 2021, le gouvernement a commencé à placer des barbelés le long de la ligne en prétendant vouloir stopper l’immigration illégale, et a passé des accords avec Israël pour mettre en place une surveillance par de nouveaux moyens technologiques. «Considérer la ligne verte comme une « frontière extérieure » est une nouveauté totale pour Chypre», explique Corina Drousiotou, 46 ans, coordinatrice du Conseil chypriote pour les réfugiés. «Beaucoup s’inquiètent de voir que nous nous dirigeons vers un approfondissement de la division, et les migrants semblent n’être qu’un prétexte.» En tout cas, la division semble être une affaire pour tout le monde, le journal chypriote Politis a récemment rapporté que dans les zones d’Akaki et de Peristerona, le fil barbelé installé par une société basée en Grèce aurait été fabriqué en Turquie.

Exode des jeunes générations

Parmi les personnes les plus touchées par les politiques de division, on trouve les jeunes générations du nord, qui ressentent un fort isolement. «Le plus grand problème auquel nous sommes confrontés à Famagouste est l’impossibilité de maintenir un groupe fixe de personnes. Beaucoup partent, à l’étranger ou même simplement à Nicosie pour travailler, et aucun tissu social n’est créé», explique en effet Ali. C’est aussi pourquoi il semble important d’avoir une perspective différente. «Nous pensons qu’il vaut mieux intervenir dans une perspective intercommunautaire, et non plus seulement bicommunautaire», dit Mustafa Öngün, de la section des affaires civiles de l’UNFCYP, «car d’autres minorités sont historiquement présentes à Chypre, comme les Arméniens et les Libanais maronites». Mais aussi parce que la présence de nouvelles communautés de migrants est désormais un fait. «Selon une étude menée par un syndicat d’enseignants, dit Ali, dans le nord, dans les écoles primaires, seuls 50% des enfants parlent turc».

Ali, un jeune Chypriote turcophone sur le toit du garage de l’avenue Famagouste. Un espace dans le village de Deryneia, ouvert avec le soutien de l’UNFICYP (Force de maintien de la paix des Nations unies à Chypre) à deux kilomètres de Famagousta. Ici, les organisations, les groupes et les individus des deux communautés peuvent travailler ensemble pour promouvoir une culture de la coexistence, à quelques mètres seulement du passage par la zone tampon. © G.S.

Dans les conteneurs installés dans le jardin du Ledra Palace, les ateliers de rencontre linguistique organisés par l’association Hade touchent à leur fin. Les participants sont tous très jeunes: «Apprendre l’alphabet est déjà un grand pas», s’exclame quelqu’un de la table des débutants en grec, et les rires fusent dans la salle. Un temps d’échange et de débat est sur le point de commencer. Il s’agit d’une série d’initiatives intitulée «Hade Let’s Mingle». «Ces rencontres permettront des échanges qui n’ont pas lieu habituellement dans la vie quotidienne entre des personnes qui veulent se réapproprier la zone tampon et donner vie à une Chypre sans frontières», peut-on lire dans la convocation. La discussion est ouverte.

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