Quand la classe moyenne romande se shoote au polar local

Publié le 23 juin 2023
Deux romans récents et un recueil de nouvelles confortent l’encanaillement «limite gore» d’un lectorat petit-bourgeois qui se fait peur avec de l’épouvante acclimatée: Marc Voltenauer en tête, dans «Cendres ardentes», plongeant dans les franges criminelles de l’émigration albanaise au Chablais vaudois; Nicolas Verdan, avec «Cruel», autre imbroglio à péripéties sanglantes sous la lumière lémanique; et Nicolas Feuz, redoublant d’humour noir dans ses nouvelles de «proc» affreux-jojo. Mais que fait la police?

Il fut un temps où notre littérature, sous la double férule du Pasteur et du Professeur, illustrait ce qu’on appelait plus ou moins gravement l’Ame romande, dans la filiation de la Cinquième rêverie d’un Rousseau contemplatif où les songeries sublimes d’un Gustave Roud alternaient avec les promenades d’un Philippe Jaccottet – tous deux s’affairant à grappiller les débris d’une façon de paradis perdu, loin des méchants.
Caricaturant ce spiritualisme poétique, un Friedrich Dürrenmatt parlait alors d’une esthétique de la «rose bleue», alors que son ami Hugo Loetscher, citadin cosmopolite, en appelait à une littérature tournant le dos à l’idylle champêtre ou au repli nombriliste et se frottant plutôt au monde des villes. 
Schéma réducteur évidemment, mais le fait est que le roman romand, jusque récemment, n’a guère achoppé à la réalité urbaine et à ses conflits sociaux ou politiques, rarement exacerbés par ailleurs. 
Assez ironiquement, si l’on considère le regard porté naguère sur nos auteures du sexe dit faible, souvent assimilées à des «bas bleus», c’est bel et bien du côté des femmes (une Alice Rivaz, une Janine Massard ou une Anne Cuneo, notamment) que des thématiques sociales et politiques ont commencé d’apparaître chez nos écrivains, de façon même plus manifeste que dans les fictions d’auteurs masculins se disant explicitement «de gauche».
Or, même si la seule notion de «littérature romande» a bonnement éclaté ces dernières décennies, le fait est que l’approche de «notre» paysage, autant que celle de «notre» société, se sont manifestées le plus explicitement, depuis une dizaine d’années, dans le genre longtemps mineur et marginal du polar, devenu quasi phénomène de société, avec de nouveaux auteurs, un nouveau public et des chiffres de vente inaccoutumés.
A preuve: l...

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