Trésors d’Apsley House: le mors et le dentier

Publié le 18 novembre 2022

Apsley House. – © Garry Knight

Situé au numéro 149 de Picadilly, à l’un des points d’intersection les plus animés de Londres, Apsley House est un bâtiment qui a l’air de se demander ce qu’il fait encore là. Erigé au XVIIIème siècle, il marquait alors à lui seul le commencement de la cité de Londres, quand depuis Hyde Park on pouvait encore distinguer les verdoyantes collines du Kent et du Surrey.

Aujourd’hui, sa façade de pierres flanquée de colonnes et d’arches n’a rien d’engageant, et lorsque l’on franchit ses grilles, on est en droit de se demander si le lieu est vraiment ouvert au public. C’est que la demeure est toujours habitée par les descendants de son plus fameux propriétaire: Sir Arthur Wesley, Duc de Wellington, Général des Armées multi-titré et décoré, Premier ministre du Royaume-Uni en 1828 et accessoirement… vainqueur de Napoléon à Waterloo en 1815.

*

Dans le très austère hall d’entrée, on a à peine le temps de confondre la chaise du portier datant de l’époque du Duc avec une chaise-percée, qu’un agent aux faux airs de majordome s’empresse d’indiquer la direction du «musée», c’est-à-dire la salle où sont exposés les «trésors de guerre» de Wellington. Le seuil franchi, on est submergé par une débauche d’or, d’argent, et des plus fines porcelaines. Au centre de la pièce, pas moins de quatre services de vaisselle comprenant des centaines de pièces délicatement ouvragées à la main sont présentés, dont un «Egyptien» cadeau de Napoléon à Joséphine à la suite de leur divorce (et qu’elle s’empressa de refuser). Tous sont des présents des différents monarques européens pour remercier Wellington de les avoir débarrassés du petit Corse. Depuis le plafond, sept lourds étendards ornés des aigles napoléoniens surplombent les armes saisies, elles aussi, sur le champ de bataille, tandis que deux immenses candélabres recouverts d’argent encadrent le célèbre bouclier de Waterloo: une pure virtuosité d’orfèvre de 103 centimètres de diamètre réalisée à la seule gloire du Duc.

Si l’on veut accéder aux étages, impossible d’ignorer la statue qui se dresse dans le hall de l’escalier central: un marbre immaculé de plus de trois mètres de haut sculpté par Antonio Canova représentant Napoléon nu en dieu Mars pacificateur. Exagérément athlétique, selon le principal intéressé qui ordonna derechef que l’œuvre ne soit pas exposée au public. Vendue au gouvernement britannique après la chute de l’empereur, elle fut offerte à Wellington qui s’empressa de lui trouver cette place de choix. Face à elle, le buste en marbre du maître des lieux ne perd pas une miette de la réaction des visiteurs mis en présence de ce monument de kitsch et de pompe néo-classique. On dit que de son temps, les invités de Apsley House accrochaient ostensiblement leurs parapluies au bras musculeux du dieu tendu vers la rampe.

A mesure que l’on gravit les marches, l’odeur de vieux tapis et de tentures poussiéreuses se fait de plus en plus présente. Au premier étage, dans la «Picadilly Drawing room», les rideaux de l’embrasure s’ouvrent théâtralement sur une représentation de Danaé s’apprêtant à recevoir les hommages de Jupiter transformé en pluie d’or. Apsley House s’est longtemps enorgueilli de posséder l’une des poesie du Titien inspirée des poèmes d’Ovide dont l’empereur d’Espagne Philippe II s’était fait l’acquéreur au XVIème siècle. Or, en 2019, lors de la dernière exposition consacrée au maître vénitien organisée par la National Gallery, de sérieux doutes ont été émis quant à l’authenticité de ce tableau prêté par les descendants du Duc. Une fois dans la salle, on a beau chercher un cartel, ou ne serait-ce qu’une indication, concernant ce vrai/faux Titien qui occupe tout de même la moitié d’un mur… rien. Les gardiens eux-mêmes esquivent prudemment les questions. On en conclut que le sujet de son authenticité n’est toujours pas réglé.

Est-ce un hasard si ce tableau ne figure pas (plus?) dans la «Waterloo Gallery»? C‘est dans cette pièce, conçue comme une imitation (toutes proportions gardées) de la Galerie des Glaces de Versailles, que se déroulait tous les ans le banquet en l’honneur de la défaite de Napoléon, tandis qu’aux murs, les 165 trésors des collections royales espagnoles saisis à Vitoria lors de la fuite d’Espagne de Joseph Bonaparte étaient exposés. La légende veut que le Duc les aurait découverts privés de leurs cadres et roulés comme de vulgaires rideaux, sans doute pour être plus facilement transportés. Il aurait alors décidé de les rapporter avec lui en Angleterre «uniquement» pour les mettre en sécurité. Touchante attention. Pendant la restauration, le roi Ferdinand VII d’Espagne aurait ensuite fait officiellement don de ces œuvres au Duc pour le remercier de son rôle dans la guerre d’Indépendance.

Tant de chefs-d’œuvre accumulés dans une seule et même pièce ont de quoi faire tourner la tête. Faute de place, certains tableaux sont accrochés très haut sur les murs et donc à peine visibles. Pourtant, au milieu de cet amoncellement, le porteur d’eau de Diego Velázquez ainsi que ses portraits du Pape Innocent X et d’un gentilhomme vêtu de noir, tout comme ce vif portrait d’homme aux cheveux grisonnants peint par Rubens, s’imposent avec une évidence désarmante. En quittant la galerie, on a la curieuse impression d’avoir été mis en présence de superbes créatures entassées dans une minuscule cage dorée. D’une salle des trophées, l’autre…

Pour conclure cette visite, on ne saurait passer sous silence la «Portico room» dans laquelle des objets personnels du Duc sont exposés pêle-mêle: ses rosettes et décorations militaires, bien sûr, mais aussi sa canne de vieillard astucieusement pourvue d’un appareil acoustique, son dentier intégralement monté sur or, celui-ci avoisinant un protège-sabot de son cheval Copenhagen, ainsi qu’un petit cadre contenant les crins de la bête amoureusement tressés en couronne… Ce cabinet de curiosités est lui-même dominé par un immense portrait équestre du Duc peint par Goya. Monté sur un coursier ventru et court sur pattes, Wellington est habillé en civil. Il a le teint rougeaud et le regard écarquillé. On dit que le Duc n’appréciait guère ce tableau. Exécuté en trois semaines à peine après la bataille de Salamanque de 1812, il est fort probable que le pragmatique Goya ait peint la tête de Wellington sur le corps d’une composition dont le modèle initial devait être… Joseph Bonaparte. D’ailleurs, le portrait de ce dernier ainsi que ceux des autres membres de la famille impériale peints par le spécialiste français des têtes couronnées de l’époque, Robert Lefèvre, sont accrochés en rang d’oignons sur le mur opposé. Tenus en respect par le mors et le dentier.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Philosophie

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud
Politique

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan
HistoireAccès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

Politique

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
PhilosophieAccès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Politique

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan
Politique

Le cadeau de Trump aux Suisses pour le 1er Août

Avec 39 % de taxes douanières supplémentaires sur les importations suisses, notre pays rejoint la queue de peloton. La fête nationale nous offre toutefois l’occasion de nous interroger sur notre place dans le monde. Et de rendre hommage à deux personnalités du début du 20e siècle: Albert Gobat et Carl (...)

Jean-Daniel Ruch