Une «glassroom» pour raconter ambiguités et tragédies de l’Histoire

Publié le 25 mars 2022

© Sébastien Monachon

Une dramaturgie et une mise en scène très soignées et efficaces confèrent à «The Glass Room» des qualités artistiques indéniables. L'ironie, le grotesque et la dérision permettent d'éclairer dans cette pièce de large pans de l'histoire collective iranienne. La pièce privilégie la longue durée pour évoquer les antécédents, tenants et aboutissants de la crise des otages à l'ambassade américaine de Téhéran (1979-1981). En une petite heure et quart, le spectacle conjuge efficacité du jeu avec justesse des choix visuels et sonores. Leili Ella-Yahr (mise en scène), Diane Müller (texte) et Daniel Wyss (images) parviennent à nous faire méditer sur les bégaiements de l'histoire, le pouvoir du discours et des représentations.

Un visuel en triptyque. Une cage de Faraday éclairée et encadrée de part en part par deux grands écrans symétriques; des porte-habits tubulaires disposés dans les angles près de petits écrans verticaux sur lesquels sont projetés des portraits; trois comédiens, et pas moins de vingt-sept silhouettes, qui se parent au gré des scènes d’élégants costumes très caractéristiques (dessinés par Mireille Dessingy). Leur allure confère une présence aux comédiens dans l’espace sobre de la scène. Ils aident le spectateur à comprendre la portée riche et dense du texte. Revêtue d’un long manteau sombre à la forme militaire, Diane Müller, immobile, les bras le long du corps, scande les grandes étapes de l’histoire politique iranienne. L’interprétation très expressive de Roland Gervet et Simon Labarrière contraste avec leur tenue. Sobrement habillés d’un pantalon noir et d’une chemise blanche, ils vont et viennent, et racontent. Dans cette première partie, l’Iran contemporain est livré à notre compréhension dans le style du théâtre documentaire. Les rapports dans cette Histoire sont régis uniquement par la force. La géopolitique du pétrole joue une part considérable dans la longue tragédie subie par le peuple iranien. Sa liberté est sacrifiée depuis plus d’un siècle en raison de la soif de pouvoir d’une élite corrompue (la dynastie pahlavie), les machinations de l’impérialisme anglo-saxon et la dictature du fondamentalisme islamiste.

La cage de Faraday s’illumine à intervalles réguliers. Des images d’archives (notamment de reportages télévisuels) sont incrustées sur les deux écrans qui l’entourent. Elles produisent un leporello, ou comme les pages animées d’un livre gigantesque. L’opération Ajax de 1953 a conduit à la destitution du remuant premier ministre Mossadegh qui voulait nationaliser le pétrole. La méfiance, la rancœur et l’hostilité des Iraniens envers les Anglo-saxons ont des racines profondes. Elles ont été aggravées par la folie dépensière, la mégalomanie et la répression terrible exercée par Mohammad Reza Shah et sa police secrète, la SAVAK, de sinistre mémoire. Ces facteurs expliquent les énormes espoirs soulevés par la révolution islamique, l’extraordinaire popularité dont le régime de l’Ayatollah Khomeiny disposait à ses débuts. Les diplomates suisses, quant à eux, affectionnent les dynamiques séances de débriefing. On les voit, à plusieurs intervalles de temps différents,  accoudés autour d’une table haute rappelant les manges debout dans les soirées de gala d’ambassade. Ils ne tirent pas de leur rôle une vanité excessive. Cependant, ils estiment qu’ils ont  contribué à éviter le pire pendant la longue crise des otages (444 jours). La diplomatie des bons offices possède des règles explicites et implicites qu’ils connaissent maintenant sur le bout des doigts. 

Evoqué dans la deuxième partie du spectacle, le fameux épisode de la prise des otages charrie son lot d’incongruités, de mystères et de fantasmes. L’ambiguité de la situation se reflète à la fin dans le choix scénique puisque l’étudiant-géolier se tient debout à l’écart tandis que l’otage américain est assis, en chaussettes, au centre de la scène. Ainsi, les rapports habituels de domination sont inversés.

Un monceau de chaussures est renversé sur la scène. Ce sont celles des otages. Chaque personne libérée peut choisir une paire, la sienne ou celle d’une autre; il faut choisir un chemin. Vers où vont mener les pas de la génération de demain? La cage de Faraday symbolise l’enlisement, une situation qui n’évolue pas. Elle se fait opaque tandis que chaque écran qui l’encadre montre des photos de jeunes d’aujourd’hui. Comment vont-ils, eux, se positionner? Pourront-ils choisir leur route? Ou continuer à subir la même désolante asphyxie?


«The Glass Room», Cie Kaleidos, Leili Yahr, au Pulloff Théâtre de Lausanne, du 5 au 17 avril. Représentations à venir et réservations sur ce lien

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