Les plus européens des entrepreneurs suisses

Publié le 26 novembre 2021
Les banquiers se sont longtemps opposés à presque toute forme de rapprochement de la Suisse avec l'UE. Aujourd'hui, ils ont constamment de nouvelles raisons de le regretter.

Pendant des décennies, les banquiers suisses avaient deux phobies: le communisme (ils n’étaient pas seuls) et les ennemis du secret bancaire. Tous deux ont disparu (l’un bien après l’autre) non sans râles d’agonie parfois prolongés. Mais tous deux les ont amenés à démoniser une construction qui échappait à leur logique, la construction européenne. Aujourd’hui, ils ne regrettent qu’une chose: que la Suisse n’en soit pas plus proche. Peut-être pas politiquement (il ne faut rien exagérer), mais au moins au plan institutionnel – ça ne vous rappelle rien?

L’arc-boutage de la profession sur le secret bancaire l’avait amenée, au tout début des années 2000, à s’opposer à l’inclusion des services financiers dans les négociations bilatérales. En 2009, lorsque le verrou du secret bancaire a sauté et que l’Europe est apparue comme le nouvel eldorado, il était trop tard pour négocier. L’UE a certes dit: «pourquoi pas vous ouvrir notre marché, en fait?» avant de préciser, durement: «nous négocierons un accès des banques suisses au marché européen lorsque l’accord institutionnel entre l’UE et la Suisse sera négocié, signé, ratifié. Pas avant.» On connaît la suite: sept ans de négociations pour aboutir au rejet final par le Conseil fédéral, en mai dernier, du texte paraphé six mois plus tôt, débouchant sur l’actuelle glaciation des relations bilatérales.

Une situation inacceptable

Mais il y a pire: déjà victimes de leur refus de céder aux vents de l’Histoire, les banques suisses se font entraîner par une nouvelle bourrasque, qui ne leur est pourtant pas adressée mais qui pourrait, à nouveau, leur coûter fort cher. Dans la guéguerre que se livrent par-dessus la Manche l’UE et le Royaume-Uni, Bruxelles a décidé de cesser de rendre la vie facile aux banques britanniques. Exclues du grand marché communautaire en raison du Brexit, elles ont conservé des accès à quelques pays du fait de la conclusion d’accord bilatéraux entre Londres et quelques capitales européennes. Luxembourg est la première concernée. Tant du point de vue britannique que du Grand-Duché, la situation semble gagnante: la City peut vendre ses fonds et autres produits financiers depuis ce petit pays, lequel renforce sa position de mini-capitale financière européenne entre ces poids lourds que sont Francfort, Amsterdam, Milan et Paris.

Le problème de cette situation, du point de vue de Bruxelles, est qu’elle crée des distorsions de concurrence: une banque peut agir de Luxembourg mais pas de la métropole allemande ni de la capitale française, par exemple. Ces dernières y perdent un avantage concurrentiel, et donc des opportunités d’affaires et des emplois. Ce n’est donc pas acceptable.

Londres ne vaut pas Bruxelles

Or, les banques suisses emploient exactement le même moyen pour écouler leurs propres fonds dans l’UE sans devoir entretenir une coûteuse présence dans chaque pays. La Suisse a en effet conclu un accord bilatéral d’accès au marché avec l’Allemagne, qui permet de contourner certaines dispositions communautaires les privant de l’accès au marché si elles ne sont pas physiquement présentes sur le territoire de l’UE. Si la Commission européenne met fin au régime des autorisations bilatérales, les banques britanniques seront bien embêtées. Mais les banques suisse aussi.

Leurs dirigeants respectifs peuvent bien entendu se réjouir du rapprochement des deux pays depuis que le Brexit est acté: il n’y a plus de «guerre des bourses» entre Berne et Londres, contrairement à celle que Bruxelles mène à la Suisse. L’«équivalence boursière», a été rétablie entre les deux pays, permettant de traiter dans un pays les actions de sociétés établies dans l’autre, et vice-versa. Pour la Suisse, huitième économie européenne, resserrer les liens avec la première place boursière du continent, ça fait toujours du bien.

Prises d’otages

Mais cela ne compense pas l’empilement d’obstacles administratifs pour accéder au reste du marché européen. Or, l’UE dans son ensemble pèse bien plus lourd dans la balance économique que le Royaume-Uni, tout «global» soit-il! La différence est de un à cinq, sans compter que la proximité géographique des principaux partenaires commerciaux et financiers de la Suisse, l’Allemagne et l’Italie, accroît encore l’importance du bloc au drapeau étoilé bleu et jaune.

Pendant des décennies, les banquiers suisses ont pris les riches et puissants du monde en otage du fait de leur connaissance intime de leurs petits et grands secrets. Aujourd’hui, ce sont eux qui se trouvent dans la position délicate de l’otage, ballotés d’une négociation à l’autre sur laquelle ils ont de moins en moins de prise. A tel point que leur ferveur européenne ne soit pas une traduction du syndrome de Stockholm, celle qui voit la victime adhérer aux valeurs de son bourreau.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Sciences & Technologies

Facture électronique obligatoire: l’UE construit son crédit social chinois

Le 1er janvier 2026, la Belgique deviendra l’un des premiers pays de l’UE à mettre en place l’obligation de facturation électronique imposée à toutes les entreprises privées par la Commission européenne. Il s’agit d’une atteinte majeure aux libertés économiques et au principe de dignité humaine, soutenu par l’autonomie individuelle. Outre (...)

Frédéric Baldan

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête
Accès libre

Stop au néolibéralisme libertarien!

Sur les traces de Jean Ziegler, le Suisse et ancien professeur de finance Marc Chesney publie un ouvrage qui dénonce le «capitalisme sauvage» et ses conséquences désastreuses sur la nature, le climat, les inégalités sociales et les conflits actuels. Il fustige les dirigeants sans scrupules des grandes banques et des (...)

Urs P. Gasche

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer