Le tirage au sort, une réalité historique en Suisse

Publié le 19 novembre 2021
Le 28 novembre, nous ne voterons pas seulement sur la loi Covid et sur les conditions de travail des infirmières, mais aussi sur le mode d’élection des juges fédéraux. La votation sur laquelle la Suisse se prononcera propose que ces magistrats suprêmes soient tirés au sort parmi une pré-sélection de personnes compétentes. Contrairement aux apparences, l’idée n’est ni loufoque, ni nouvelle. Preuve en est que ce système a même été une réalité dans l’histoire de notre pays démocratique, dans certains cantons. Eclairage.

Les juges fédéraux, qui règnent sur la plus haute autorité judiciaire en Suisse, sont élus par le parlement sur la base d’une première sélection de personnes qualifiées, désignées par la Commission judiciaire. Chacun de ces candidats doit l’être sous l’étiquette d’un parti. Ça, c’est le système actuel. Son but? Assurer une pluralité des opinions politiques qu’ont forcément ces messieurs dames, précisément parce que sont des êtres humains.

Or, certains de nos compatriotes ne l’entendent pas de cette oreille. Et ce, pour deux raisons principales. Premièrement, il leur paraît absurde d’exiger d’un candidat de talent qu’il s’affilie à une formation politique pour pouvoir pratiquer son métier, qui par nature doit être exercé de la manière la plus neutre possible. Secondement, leur indépendance est en danger, par le fait-même qu’en tant que juges ils contribuent financièrement à leur parti avec des sommes importantes.

Avec leur initiative populaire sur laquelle les citoyens helvétiques se prononceront le 28 novembre, et à laquelle s’opposent tous les partis, le multimillionnaire suisse-allemand Adrian Gasser et ses acolytes proposent de remplacer cette modalité d’élection par un tirage au sort. L’idée est très simple: le système actuel d’une pré-sélection selon les compétences demeure, sauf que c’est une commission indépendante qui s’en charge, et non une commission politique, et qu’à la fin c’est un tirage au sort qui est effectué entre les différents candidats retenus, et non un choix basé sur les intérêts pour les partis d’avoir des représentants.

Un outil républicain

D’abord, il est utile de rappeler que bien avant l’existence de la Suisse primitive, les Grecs avaient déjà théorisé et utilisé le tirage au sort, comme l’un des outils du trousseau démocratique. Pour les Anciens, le hasard ne s’oppose pas à la démocratie, il la sert tout comme une série d’autres moyens. C’est même pour eux «le rouage démocratique par excellence», comme le rappelle l’historien Olivier Meuwly («Le tirage au sort: un moyen de rénover la démocratie?», 2019). La conviction de ces pères de la société démocratique étant qu’aucun individu ou groupe ne peut être aussi impartial que le hasard: celui-ci permet de passer outre les manigances, les jeux de pouvoir, les tactiques et, dans une certaine mesure, les tricheries de toutes sortes.

Mais revenons à la Suisse: certains cantons ont pratiqué le tirage au sort jusqu’au XXe siècle. Le travail passionnant de Maxime Mellina, Aurèle Dupuis et Antoine Chollet de l’Université de Lausanne, «Tirage au sort et politique. Une histoire suisse» (2020), montre que cet arsenal a même été usité une ribambelle de fois entre le XVIIe et le début du XIXe siècle, souvent pour appuyer des pouvoirs législatifs ou exécutifs en place. Sur le plan géographique maintenant, et non plus temporel, certains Etats dans le monde appliquent actuellement ce modèle pour des élections juridiques, comme l’Angleterre avec les jurys populaires, ou l’Irlande avec certaines assemblées citoyennes.

Un débat de fond

Cette idée, qui peut a priori sembler étrangère à notre tradition (quand bien même, serait-ce un argument?), est défendable rationnellement. Elle a l’avantage de garder la compétence au fondement du processus de sélection tout en remettant l’élection finale, parmi tous ces papables jugés capables, aux mains du sort plutôt que des partis. Soyons plus précis, le hasard n’ayant pas de grande signification politique et électorale: aux mains d’un tournus arbitraire, d’un roulement impersonnel, plutôt que des logiques partisanes et finalement pécuniaires. Si le dispositif proposé est sujet à débat, l’objectif est incontestablement valeureux: rappelons que le Groupe d’Etats contre la corruption (Greco) a publié à plusieurs reprises des rapports très critiques sur l’indépendance des juges en Suisse.

Il vaut la peine de mentionner un argument fort pouvant être donné pour défendre le statu quo et se basant sur la même préoccupation d’indépendance. Imaginons qu’il y ait dix candidats pour quatre postes de juges, et que sur ces dix personnes de bonne volonté et de bonne culture juridique, il y ait en fait sept individus d’extrême gauche et trois de centre-droit. Le tirage au sort pourrait faire élire quatre extrémistes de gauche. Cette réponse à l’argument des initiants est de taille: la représentation des partis, certes imparfaite, assure au moins un certain pluralisme.

Le politicologue Nenad Stojanovic, de l’Université de Genève, a rapporté dans Le Temps que, selon une étude scientifique, le tirage au sort est porteur de pluralisme dans 93% des cas. D’accord, mais il y a les 7% restants. Et comme l’initiative demande non seulement le tirage au sort des juges fédéraux, mais aussi la durée de leur mandat jusqu’à l’âge de 69-70 ans (alors qu’aujourd’hui il faut se représenter à l’élection tous les six ans), tomber rien qu’une fois sur 7% de probabilité poserait déjà problème pour la diversité des sensibilités au Tribunal fédéral.

Voilà où justement doit porter le débat. C’est le grand mérite de cette votation: permettre une discussion de fond sur l’indépendance notre système juridico-politique. Saisissons-la en allant au fond des choses et en épuisant la littérature récente sur le sujet, qui ne manque pas, tout en écoutant les intuitions des uns et des autres.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer