Venu de Chine, le crédit social se répand en Europe

Publié le 13 mai 2022
On le disait dystopique, on le contemplait effarés dans la fiction «Black Mirror» en 2016, il est pourtant devenu réalité en Chine en 2020, et fait des petits rapidement. Le premier né est italien. Le second pourrait-il être suisse?

Le crédit social a pénétré l’Europe, il fait une petite percée au nord-est de l’Italie, à 380 kilomètres du Simplon, plus précisément en Emilie-Romagne à Bologne, ville de 394’374 habitants surnommée «la Rossa» (la Rouge) pour ses tuiles en terre cuite, vantées dans les guides touristiques, mais aussi en référence au communisme, dont elle était le bastion durant un demi-siècle. 

De quoi parle-t-on?

Le crédit social était testé dans certaines provinces de Chine depuis 2013. Il faut croire que cet essai a été jugé concluant puisque depuis 2020, il est appliqué dans l’ensemble du pays, soumettant 1,4 milliards d’individus à la première dictature numérique au monde. Les habitants se voient attribuer une note en fonction de leurs actions. Moins une personne a de points, moins elle a de droits. 

Pour ce faire une veille internet est réalisée, la géolocalisation utilisée, la délation généralisée encouragée. Quelque 600 millions de caméras intelligentes, capables de reconnaître les visages malgré le port du masque, ont été installées, contre 176 millions en 2016. Cette nouvelle version du totalitarisme s’est accélérée avec la pandémie. Des caméras thermiques permettent même de débusquer les personnes fiévreuses. Elles sont embarquées sur les casques des policiers et dans les transports publics. L’arsenal du gouvernement ne semble pas vouloir s’arrêter là, même des drones sont utilisés. A court terme, ce sont 2,76 milliards de caméras qui sont envisagées. L’objectif d’ici 2030, pour le gouvernement chinois, n’est pas seulement de renforcer sa sécurité intérieure, c’est aussi de devenir le leader mondial de l’intelligence artificielle.

Comment?

Au début, en Chine, le crédit social n’a pas non plus été déployé partout. Il était très disparate dans la forme, mais globalement il s’agissait d’être valorisé, mis en avant, si on était un citoyen modèle. Pour certains, être affiché en grand sur les panneaux de la ville constituait une fierté. Aujourd’hui, il faut regarder le documentaire «Tous surveillés: 7 milliards de suspects», pourtant réalisé avant la pandémie, pour mesurer l’ampleur du phénomène. «Les mauvais citoyens sont expulsés hors des villes, leurs visages défilent sur des panneaux lumineux pour les humilier. Dans certaines provinces les autorités leur ont attribué une sonnerie de téléphone particulière – « la personne que vous essayez de joindre a été mal notée par le tribunal, merci de l’inciter à se responsabiliser et de l’aider à respecter la loi ». Aujourd’hui, plus de 20 millions de citoyens chinois seraient placés sur liste noire.»

Dès la rentrée 2022, voici ce qui attend les Bolonais: Le Smart citizen wallet. Dans le journal Corriere di Bologna, le conseiller pour l’agenda numérique Massimo Bugani explique que l’idée s’apparente au mécanisme d’une collecte de points de supermarché. «Les citoyens seront reconnus s’ils trient leurs déchets, s’ils utilisent les transports en commun, s’ils gèrent bien l’énergie, s’ils ne prennent pas de sanctions de la part de l’autorité municipale, s’ils sont actifs avec la carte culture.» Naturellement, c’est sur la base du volontariat. Pour le moment, c’est seulement à titre expérimental, et ne donne que des avantages à celui qui accepte de participer. 

Pourquoi?

Voici des passages du documentaire mentionné précédemment.

«L’éducation est nécessaire, le système de crédit social est le meilleur moyen de gérer efficacement une société. Avec cela on peut non seulement contrôler les risques financiers, bancaires, mais aussi rétablir l’éducation morale, l’honnêteté, les comportements vertueux. La résolution des problèmes par le crédit social, ce n’est pas l’envoi en prison quand on a enfreint les lois, c’est le regard du reste de la société qui trouve que votre attitude n’est pas bonne», explique Lin Junyue, chercheur membre de l’Académie des sciences sociales et théoricien du crédit social. Et d’ajouter: «Je pense qu’on a mis en place une bonne méthode technologique et j’espère vraiment que nous arriverons à l’exporter à un pays capitaliste. Je trouve que la France devrait vite adopter notre système de crédit social, pour régler les mouvements sociaux. Il n’y aurait jamais eu les gilets jaunes, on aurait détecté ça avant qu’ils agissent».

Selon ce chercheur, le Cambodge, le Sri Lanka, le Chili et la Pologne seraient intéressés par ce système. Progressivement, le Big Brother chinois s’exporte. La Chine développe actuellement un immense plan d’investissement de mille milliards de dollars afin de renforcer ses échanges commerciaux avec le reste du monde. Grâce à ce projet baptisé Les nouvelles routes de la soie numériques par Xi Jinping, 60 à 80 pays devraient pouvoir bénéficier des technologies de surveillance chinoise.

Et en Suisse?

La situation a en tout cas attiré l’attention d’un avocat genevois, Maître Yacine Rezki. Il définit le crédit social comme étant «un courant de pensée juridique qui voudrait qu’on puisse ôter aux individus leur libre arbitre avec des incitations qui auraient pour but de normer les comportements humains, en impliquant par essence une surveillance de masse.» 

Selon lui, la circulation routière serait un bon point de départ. Il prend l’exemple de la boite noire sur les véhicules. La presse en a récemment parlé, les nouvelles voitures mises sur le marché dès juillet 2022 seront équipées d’un enregistreur de données d’accident, comme celui présent dans les avions. Tout y sera enregistré, l’accélération, la vitesse, le freinage, l’usage des clignotants. Pour Maître Rezki, «on pourrait tracer tous les comportements, et attribuer à chaque conducteur des récompenses ou des sanctions».

En Suisse, est-ce que notre Constitution permettrait une telle dérive? Pour Yacine Rezki, la réponse est oui. «On peut tout à fait imaginer qu’une loi fédérale puisse aller à l’encontre de certains principes constitutionnels. C’était une volonté du législateur de dire qu’il n’incombe pas aux juges de déterminer si une loi est contraire à la Constitution ou non, on fait confiance au parlement et au peuple qui sont les gardes fous.» 

Cela nous conduit à une situation déjà observée dans le contexte pandémique, si nous votons pour l’application de lois contraires à la Constitution, alors nous ne sommes plus ses garants, nous autorisons sa violation.

Certains affirment malgré tout que le crédit social est impossible en démocratie. Reste à savoir quelle définition nous donnons à ce mot. Pour l’avocat genevois, le crédit social n’est pas impossible en démocratie si on la réduit au fait de pouvoir voter. «Si par contre on admet que la démocratie est le droit au libre arbitre, à la souveraineté personnelle, un contre-pouvoir réel, la transparence et la possibilité de revenir en arrière sur certains processus, alors non ça n’est pas compatible». 

Des dérives déjà existantes

Stéphane Werly, préposé cantonal à la protection des données du canton de Genève, voit des similitudes avec le système de récompense dans le domaine de la santé. «Depuis quelques années, sur la base du volontariat, des montres connectées sont proposées par des compagnies d’assurance maladie en échange de rabais. Le problème de ces montres c’est que les données vont sur le cloud et, potentiellement, n’importe qui pourrait voir que vous faites de la course à pied 3 fois par semaine ou au contraire que vous n’avez pas fait vos 2’000 pas par jour et que vous avez pris 2 kilos.» 

Alexis Pfefferle, avocat de formation, actif dans le domaine de la sécurité numérique, rédigeait en 2018 un article très intéressant intitulé «La montre connectée, reine des espionnes». Selon lui, le fait que vous courriez 10 km par jour n’a aucun intérêt, les obligations de l’assurance de base restent les mêmes. Ce qui a de la valeur provient du GPS. «Les métadonnées de géolocalisation en continu sont une mine insoupçonnée d’informations très personnelles.»

Questionné sur les observations de Maître Rezki, Stéphane Werly confirme certaines craintes. «C’est vrai qu’on a déjà vu une forme de crédit social avec le certificat Covid. A la différence de ce dernier, le Conseil fédéral ne pourrait pas édicter des règles de droit sous la forme d’une ordonnance pour instaurer le crédit social. Seule une loi, soumise au référendum facultatif, pourrait le permettre. Mais cela me paraît peu probable que nous arrivions à une situation comme en Chine, on est quand même dans un autre régime et, il faudrait une base légale claire. Par exemple, est-ce que ceux qui fument pourraient encore acheter des cigarettes? Et si j’ai une dette hypothécaire importante, est-ce bon ou serais-je ostracisé? Sinon ce serait le début de l’arbitraire et, effectivement, le risque de tomber dans le système chinois.» 

Sous l’angle de la protection des données, le préposé constate une augmentation des dérives. «Malheureusement, on entend souvent les gens dire: Je n’ai rien à me reprocher, donc vous pouvez prendre toutes les données que vous voulez. Il y a une énorme augmentation des caméras partout. Néanmoins, il y a des règles à respecter, la pose de la caméra doit être justifiée, on doit notamment vous prévenir que vous êtes filmé, dans le cadre des écoles, le système de vidéosurveillance ne doit pas tourner pendant les cours.»

Cheval de Troie

«D’abord, il faut la paix et la stabilité, que chacun vive bien. Et après seulement, on réfléchira aux droits de l’homme», selon le théoricien du crédit social. En Suisse, avons-nous trop longtemps vécu au sommet de la pyramide de Maslow, trop déconnectés de la réalité des besoins physiologiques pour être conscients du vent qui tourne? Si on ne connaît que la liberté, est-on capable d’identifier à temps une restriction de nos droits? Sommes-nous prêts à accepter toutes les technologies, nous faire offrir des chevaux de Troie? Avec le développement du digital wallet résolu à s’imposer partout, et les autres services proposés par les licornes chinoises (en économie, désigne une startup dans les nouvelles technologies, valorisée à au moins un milliard de dollars), ne sommes-nous pas en train de franchir la ligne rouge? N’est-ce pas le moment où les sirènes retentissent pour nous réveiller? Si nous vivons en démocratie, il n’est pas trop tard pour stopper la machine, à moins que ça aussi, ne soit qu’une chimère de plus.


Pour aller plus loin: trois questions à Me Yacine Rezki

Est-ce que la Suisse aurait le choix si l’Union européenne venait à instaurer le crédit social de façon généralisée?

Comme la Suisse fait partie d’un ensemble géopolitique, il serait possible qu’elle soit contrainte de le reprendre d’une manière ou d’une autre. D’ailleurs on le voit, les boîtes noires dans les véhicules, c’est une règle de l’Union européenne que la Suisse reprend, on s’est aligné.

Va-t-on y être soumis d’une autre manière?

L’Etat chinois prévoit d’imposer une forme de crédit social aux sociétés étrangères qui souhaitent collaborer avec elle, ce qui fait que les entreprises occidentales vont être sensibilisées à ce mécanisme.

Qu’est-ce qui vous inquiète là-dedans?

Ce nouveau courant de penser le droit pourrait se décliner à tous les domaines. On ne sanctionne plus mais on incite. Or la sanction est très encadrée, il y a des droits procéduraux et des mécanismes de protection. Partons du principe qu’il n’y a plus que des récompenses et que tout le monde peut les obtenir, cela devient la norme et, ne pas l’obtenir devient une sanction. Avec la loi Covid, on a bien vu que le fait de pouvoir aller au restaurant était présenté comme une récompense. Mais quand les récompenses deviennent ce qui autrefois était un droit, alors cela est problématique.

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