Un clown peut en cacher un autre

Publié le 11 octobre 2024
Film d'une noirceur radicale, «Joker – Folie à deux» anime les conversations cinéphiles depuis sa sortie. En déjouant toutes les attentes après son brillant «Joker» de 2019, Lion d'Or surprise à Venise, Todd Phillips a frappé fort. Jamais sans doute film hollywoodien n'était allé aussi loin dans la déconstruction du romantisme et du divertissement. Suicidaire ou salutaire?

Pour tous les habitués – fans ou contempteurs – de films tirés de bandes dessinées américaines, Joker fut une claque. Au lieu de prendre la route habituelle d’une suite ou d’un dérivé de série, le réalisateur Todd Phillips et son complice Scott Silver, co-scénariste, avaient consacré à ce fameux antagoniste de Batman un prototype vraiment adulte, aux accents psy et socio-politiques douloureux. Inspirée par Taxi Driver et surtout The King of Comedy de Martin Scorsese, leur histoire d’un comique raté qui prend une sanglante revanche en direct sur un plateau de TV et rencontre l’approbation d’un public en mal de héros avait fait l’unanimité. Après un triomphe à la Mostra de Venise, au box office (plus d’un milliard de dollars encaissés, à l’égal des Batman de Christopher Nolan) et pour finir aux Oscars grâce à Joaquin Phoenix, le risque d’une sacrée gueule de bois se profilait pour Phillips, auparavant surtout connu pour la trilogie comique des Very Bad Trip (The Hangover).

Cinq ans de silence total plus tard, voici notre homme qui revient avec… une suite à son propre concept, sans doute plus crainte qu’espérée. Comment réitérer un tel coup? Verdict à nouveau tombé à la compétition du Festival de Venise: cette fois, ce serait raté. Pas si vite! Pour nous, Joker – Folie à Deux (plutôt que Joker 2) est au contraire une sacrée confirmation. Mieux, le complément idéal au premier film, en forme d’autocritique. Non seulement ce bis fait parfaitement sens en termes de scénario, mais tout ce que le premier Joker pouvait avoir de problématique dans son nihilisme semblant faire l’apologie du chaos, s’y trouve remis en question et retravaillé. Pour donner à la clé ce qui pourrait bien être le film le plus anti-hollywoodien jamais réalisé au sein du système.

Un amour fou en prison

Première surprise, cette suite s’ouvre sur un dessin animé intitulé Me and My Shadow, dans le style des cartoons classiques des années 1950. En fait d’introduction rigolote, il s’agit d’un résumé de l’opus précédent qui présente le protagoniste comme dépassé par son ombre, laquelle serait responsable de ses crimes commis grimé en clown. Réalisé par le Français Sylvain Chomet (Les Triplettes de Belleville, L’Illusionniste), ce dessin animé qui explicite la personnalité psychotique d’Arthur Fleck n’est déjà pas très drôle. Mais ce qui va suivre sera carrément anti-fun! Soudain, on passe à l’écran large et à un décor carcéral bien glauque. Interné dans l’île-prison d’Alcatraz – pardon l’asile d’Arkham, univers de Batman oblige –, un Fleck terriblement amaigri y attend stoïquement d’être jugé. Souffre-douleur des gardiens, il croise un jour Lee Quinzel, une détenue qui participe à une chorale et qui ne tarde pas à lui déclarer son admiration en mimant un suicide, les doigts pointés sur la tempe!

Voici déjà posé l’essentiel. Un lien improbable va naître dans ce quotidien désespérant. Planche de salut pour ce pauvre Arthur qui n’avait jamais connu d’autre amour que celui de sa mère (qu’il a tuée)? Un autre pari insensé se révèle alors, d’abord en chansons entonnées à mi-voix: transformer cette histoire en musical via des séquences imaginaires qui se jouent dans l’esprit du duo et inspirées quant à elles par la grande tradition hollywoodienne. Comme pour Emilia Perez de Jacques Audiard, il fallait oser! Mystérieusement remise en liberté, Lee – en qui les fans de Batman auront reconnu cette cinglée de Harley Quinn – sera dès lors présente dans le public pour soutenir Arthur une fois ouvert le procès au tribunal de Gotham City.

Le spectacle en question

Qui de l’avocate Maryanne Stewart, pleine de compassion pour son client, ou du jeune procureur Harvey Dent (le futur Two-Face), qui requiert sans sourciller la peine de mort, aura le dernier mot? Mais surtout qu’espérons-nous, public, qui sommes témoins du traitement cruel d’Arthur en prison et de cet espoir inespéré né d’un amour partagé, tout en étant également rappelés au souvenir de ses crimes? Une évasion spectaculaire ou bien que justice soit rendue? C’est là que le film devient très fort: après avoir joué avec nos fausses attentes (un film d’action à grand spectacle) et de l’effet d’identification, il nous tend un miroir. Lorsque surviennent coup sur coup deux événements inouïs, un retournement interne suivi d’un coup de théâtre externe, cette interrogation devient encore plus claire. Voulons-nous le chaos ou un semblant d’ordre, sommes-nous pour l’irresponsabilité ou pour un rappel aux actes commis?

Les déçus affirment qu’il ne se passe quasiment rien dans ce film, qu’il n’est même pas cohérent avec son projet initial de «récit des origines». Pour ce qui est de l’action, on dira au contraire: quelle belle idée que ces personnages ramenés à une dimension réaliste, tellement plus intéressante que ces exploits répétitifs à base d’effets spéciaux. Après les images choc de la prise d’assaut du Capitole en 2021, ce retour de sobriété introspective était la meilleure chose à faire. Quant à l’étincelle qui nait dans les yeux de Joaquin Phoenix et de Lady Gaga, portée à des sommets imaginaires typiques d’une «folie à deux», elle suffit largement en termes de spectacle.

Mais ce qui advient ensuite de leur histoire d’amour n’est pas moins captivant, ce film allant en effet jusqu’à dire la méprise, la part de malentendu dans toute histoire d’amour. Lee aime le Joker, son déguisement et son acte insensé, et non Arthur. Et de son côté, Arthur pense avoir trouvé en Lee son âme sœur, ce que cette fille de «bonne famille» mythomane n’est pas vraiment. L’un comme l’autre s’imaginent en vedettes d’un grand spectacle («That’s Entertainment»)? C’est le comble de l’illusion romantique, qui va les voir retomber de haut. Et Todd Phillips d’enfoncer le clou jusqu’à un déchirant «If you Go Away», alias «Ne me quitte pas» de Brel revu par Rod McKuen, chanté au téléphone. Pas si loin de A Star Is Born, qui lança Lady Gaga au cinéma, ceci est à coup sûr un des films les plus anti-romantiques jamais osés à Hollywood!

Quand Fleck fait tache

Quant aux origines du populaire Joker de Batman, peut-être qu’il y a eu méprise là aussi. Et si ce Joker était un autre, si ces deux volets n’étaient qu’une vertigineuse histoire de doubles? La fin est explicite à ce sujet, qui nous parle d’effet d’entraînement et d’imitation fatale. C’est-à-dire par ailleurs aussi de la responsabilité des images et des films, surtout celles et ceux qui touchent une corde sensible parmi le grand public. Toutes choses qui ne changent rien à la valeur de la déplorable histoire d’Arthur Fleck en elle-même, si choquante qu’on ne pourra que la méditer.

Il faut dire enfin tout le brio formel de ce film, tour à tour réaliste et mental, pesant et électrisant, décevant et inouï. Tant plastiquement qu’auditivement, le travail est impressionnant et la mise en scène souvent inspirée tandis que Joaquin Phoenix et Lady Gaga se livrent à des performances exceptionnelles. Cinéaste doué mais longtemps porté sur la facilité, comme tant de confrères juifs américains à Hollywood (un syndrome des héritiers?), le «non engagé» Todd Phillips semble, au contact de son ami Bradley Cooper (vedette de The Hangover et passé réalisateur de A Star Is Born et Maestro), s’être enfin réveillé à une vraie ambition d’auteur.

Reste à savoir comment elle survivra à l’échec quasi programmé de cette auto-critique subversive, sans doute la plus radicale depuis le fameux Gremlins 2 de Joe Dante – et en affirmant ça, on n’oublie pas toute l’œuvre impressionnante mais inaboutie de Paul Verhoeven. En attendant, il faut s’en réjouir et conseiller à tous de découvrir ce Joker – Folie à Deux formidablement déconcertant.


«Joker – Folie à Deux» de Todd Phillips (Etats-Unis, 2024), avec Joaquin Phoenix, Lady Gaga, Brendan Gleeson, Catherine Keener, Harry Lawtey, Zazie Beetz, Steve Coogan. 2h18

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