Trois ventres de femmes qui se racontent sans nombrilisme

Publié le 15 juillet 2022
Après «La nuit, je mens», paru chez Albin Michel en 2017, puis «Et boire ma vie jusqu’à l’oubli» publié l’année suivante par les éditions Emmanuelle Collas, Cathy Galliègue poursuit sa fresque des destins féminins avec «Contre nature» paru au Seuil en 2020. On y suit trois femmes. Trois femmes à la même enseigne en milieu carcéral.

Deux à la première personne et une à la troisième pour des raisons qui nous sont dévoilées à la fin: Vanessa la caïd, issue d’un milieu modeste, régulièrement violée par le garçon qui lui plaisait à l’école et toute la meute de ses copains, Pascale, appelée Culbuto en référence à son physique ingrat, emprisonnée dans un établissement pénitentiaire et dans un corps obèse dont son père a jadis abusé, condamnée aussi bien par la justice que par ses codétenues pour avoir pratiqué à huit reprises l’infanticide en guise de contraception, et Leila, nettement plus âgée que la plupart, qui les déteste presque toutes et va pourtant servir de lien. Leila travaille à la bibliothèque. Avec ses conseils sur mesure, elle réussit l’exploit de faire lire des femmes qui n’ont jamais ouvert un livre de leur plein gré. 

Sous l’impulsion de Leila qui sera la dernière à nous livrer son secret et la raison de sa présence derrière les barreaux, elles vont toutes trois participer à un atelier d’écriture proposé à toutes les détenues de France. Se retrouver ainsi à parler d’elles-mêmes, de leur ventre et de ce qu’il a subi. De leur condition d’objets des désirs masculins. Elles auront beaucoup de réticences, de gêne, de complexes à surmonter avant de pouvoir expérimenter l’effet cathartique de l’écriture et commencer à se livrer, à l’instar de Pascale qui, encouragée par l’exemple des autres, se risque à leur lire un passage du roman prêté par Leila qui lui a semblé écrit pour elle: «On peut tout se permettre avec les gros. Leur faire la morale à la cantine, les insulter s’ils grignotent dans la rue, leur donner des surnoms atroces, se foutre d’eux s’ils font du vélo, (…), éclater de rire s’ils avouent qu’ils aimeraient plaire à quelqu’un (…), leur pincer le bide ou leur mettre des coups de pieds: personne n’interviendra.»

Cerise sur le gâteau, une maison d’édition s’est engagée à publier le meilleur texte issu de ce projet. Pour autant qu’il y en ait un qui le mérite. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le projet d’écrire leur histoire ne suscite pas d’emblée un enthousiasme délirant: «C’est tout? C’est que ça? Elle veut se faire un petit catalogue de misères, de petites bonnes femmes plus vraies que nature qu’elle pourra monter à ses collègues, à ses potes, et tous la féliciteront pour son engagement tellement humaniste, tellement noble auprès de ces pauvres filles! C’est que ça? Mais c’est dégueulasse!» «Mais on n’est pas des écrivains, bordel! On n’est rien que des pauvres filles avec des histoires bien larmoyantes, mais on fait pas un livre en alignant des mots. Faut que tu redescendes là, parce que j’ai mal d’avance pour toutes ces pauvres connes qui vont croire que la célébrité est au bout de leurs doigts, leurs petits doigts qui, jusqu’à présent, n’ont rien fait d’autre que zapper d’une chaîne de téléréalité à une autre.» 

Ce roman choral de Cathy Galliègue, une auteure née à Compiègne en 1967 et domiciliée jusqu’à récemment en Guyane, est donc une admirable mise en abyme du produit de cet atelier. On y suit les destins de trois femmes narrés au plus près de leurs tripes sur des sujets qui résonnent fortement avec l’actualité. Dans une écriture coup de poing, guidée par le seul souci de sonner juste.


«Contre nature», Cathy Galliègue, Editions du Seuil, 268 pages.

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