Temps mort

Laurent Flutsch
«Si tu ne finis pas ta purée de foie de zygolophodon dit l’hominidé africain à l’un de ses rejetons, tu seras privé de désert». Datée d’il y a six millions d’années (à un quart d’heure près), cette scène du Miocène tardif suscite une importante controverse scientifique. Une première école, qui englobe tous les préhistoriens, prétend qu’il s’agit de foutaise inventée. La seconde école, qui englobe l’auteur de ces lignes, affirme que pas du tout. Car tout se tient: le susdit bambin adorait terminer ses repas en allant croquer les larves blanchâtres et dodues qu’on trouve dans les cactus. Lesquels poussent où donc? Dans le désert. C’est bien la preuve, non?
Quoi qu’il en soit, on déduit de l’épisode en question que le principe de la carotte et du bâton remonte à la nuit des temps. C’est ce principe qui, par la suite, favorisa l’essor des grandes civilisations: sans les notions de récompense et de punition, comment empiler des tonnes de marbre, promouvoir la discipline militaire, garantir la stabilité des institutions ou s’assurer la politesse des esclaves? Et plus tard encore, le clergé catholique mit carrément le paquet: sans doute inspiré par la connotation phallique de la carotte et du bâton, il les plaça au fondement de tout.
Recyclant allégrement les mythes païens, l’Eglise décréta ainsi qu’à leur décès, les gens pieux ayant tout fait bien comme il faut, sans commettre le moindre péché, gagneraient le paradis pour jouir éternellement de la contemplation de Dieu (carotte); les autres subiraient, pour l’éternité aussi, d’épouvantables supplices dans les flammes de l’enfer (panpan-cucul). Le truc marcha très bien, mais il restait un peu simpliste. Rares sont en effet les saints, et s’il suffisait aux autres de passer à confesse et d’obtenir l’absolution pour monter tout droit au ciel, franchement ce n’était pas du jeu, non mais sans blagues. Afin d’augmenter la pression sur les gueux, la papauté du Moyen Age inventa donc le purgatoire. Dès lors, défunter dans la foi, les sacrements, la bénédiction, la rémission des péchés et tout le tralala ne procurait plus l’accès immédiat au paradis. Non non non: il fallait encore expier les péchés pardonnés en purgeant une peine plus ou moins longue au purgatoire. Lequel n’était pas rigolo, car le feu y brûlait. C’était futé comme tout.
Mieux encore, le clergé pouvait accorder des remises de peine. Ainsi, pour que les fidèles ou leurs proches déjà disparus rissolassent
moins longtemps au purgatoire, des dévotions variées, et notamment des donations à l’Eglise, étaient fortement conseillées. Ces bonnes actions étaient converties en bons de réduction, ou «indulgences», sur la durée de détention provisoire. Dès le XVe siècle, les diocèses en imprimèrent des millions dont ils firent un commerce très juteux, ouvrant aux prélats les joies du luxe luxurieux. Pour dire, ça agaça tellement un dénommé Luther qu’il en devint protestant.
Si leur négoce est désormais passé de mode, les indulgences ont subsisté dans le droit canon. Elles relèvent depuis 1917 de la Pénitencerie apostolique, un tribunal du Vatican. Lequel a accordé par décret, le 20 mars 2020, une indulgence plénière aux malades du Covid-19, ainsi qu’au personnel soignant exposé à la contagion. Mais attention, il s’agit d’une offre sous conditions: pour y avoir droit, il faut bien sûr être catholique et convenablement dévot, assister à des messes à distance, relire la Bible «au moins une demi-heure» et réciter les prières requises. Moyennant quoi on coupera au purgatoire. N’est-ce pas merveilleux?
On n’ose imaginer ce que serait la situation, en Italie particulièrement, sans le secours du Saint-Siège. Et en plus, dimanche dernier le pape a officiellement «demandé à Dieu de stopper l’épidémie avec sa main». Mais Dieu, semble-t-il, a perdu la main.
Cet article a été publié dans le numéro 442 (27 mars 2020) de Vigousse.
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