« Soirée sur l’avenue Karl- Johann », (1892) du peintre norvégien Edvard Munch, conservé au Bergen Kunstmuseum. La solitude incommunicable de l’homme et sa peur de vivre sont les thèmes centraux de cette œuvre. – © Wikipedia

Le 20 mars 2020, le Vatican a accordé par décret l'indulgence plénière aux patients du Covid-19 et au personnel soignant exposés à la contagion. Mais attention, il s’agit d’une offre sous conditions.

Laurent Flutsch


«Si tu ne finis pas ta purée de foie de zygolophodon dit l’hominidé africain à l’un de ses rejetons, tu seras privé de désert». Datée d’il y a six millions d’années (à un quart d’heure près), cette scène du Miocène tardif suscite une importante controverse scientifique. Une première école, qui englobe tous les préhistoriens, prétend qu’il s’agit de foutaise inventée. La seconde école, qui englobe l’auteur de ces lignes, affirme que pas du tout. Car tout se tient: le susdit bambin adorait terminer ses repas en allant croquer les larves blanchâtres et dodues qu’on trouve dans les cactus. Lesquels poussent où donc? Dans le désert. C’est bien la preuve, non?

Quoi qu’il en soit, on déduit de l’épisode en question que le principe de la carotte et du bâton remonte à la nuit des temps. C’est ce principe qui, par la suite, favorisa l’essor des grandes civilisations: sans les notions de récompense et de punition, comment empiler des tonnes de marbre, promouvoir la discipline militaire, garantir la stabilité des institutions ou s’assurer la politesse des esclaves? Et plus tard encore, le clergé catholique mit carrément le paquet: sans doute inspiré par la connotation phallique de la carotte et du bâton, il les plaça au fondement de tout.

Recyclant allégrement les mythes païens, l’Eglise décréta ainsi qu’à leur décès, les gens pieux ayant tout fait bien comme il faut, sans commettre le moindre péché, gagneraient le paradis pour jouir éternellement de la contemplation de Dieu (carotte); les autres subiraient, pour l’éternité aussi, d’épouvantables supplices dans les flammes de l’enfer (panpan-cucul). Le truc marcha très bien, mais il restait un peu simpliste. Rares sont en effet les saints, et s’il suffisait aux autres de passer à confesse et d’obtenir l’absolution pour monter tout droit au ciel, franchement ce n’était pas du jeu, non mais sans blagues. Afin d’augmenter la pression sur les gueux, la papauté du Moyen Age inventa donc le purgatoire. Dès lors, défunter dans la foi, les sacrements, la bénédiction, la rémission des péchés et tout le tralala ne procurait plus l’accès immédiat au paradis. Non non non: il fallait encore expier les péchés pardonnés en purgeant une peine plus ou moins longue au purgatoire. Lequel n’était pas rigolo, car le feu y brûlait. C’était futé comme tout.

Mieux encore, le clergé pouvait accorder des remises de peine. Ainsi, pour que les fidèles ou leurs proches déjà disparus rissolassent

moins longtemps au purgatoire, des dévotions variées, et notamment des donations à l’Eglise, étaient fortement conseillées. Ces bonnes actions étaient converties en bons de réduction, ou «indulgences», sur la durée de détention provisoire. Dès le XVe siècle, les diocèses en imprimèrent des millions dont ils firent un commerce très juteux, ouvrant aux prélats les joies du luxe luxurieux. Pour dire, ça agaça tellement un dénommé Luther qu’il en devint protestant.

Si leur négoce est désormais passé de mode, les indulgences ont subsisté dans le droit canon. Elles relèvent depuis 1917 de la Pénitencerie apostolique, un tribunal du Vatican. Lequel a accordé par décret, le 20 mars 2020, une indulgence plénière aux malades du Covid-19, ainsi qu’au personnel soignant exposé à la contagion. Mais attention, il s’agit d’une offre sous conditions: pour y avoir droit, il faut bien sûr être catholique et convenablement dévot, assister à des messes à distance, relire la Bible «au moins une demi-heure» et réciter les prières requises. Moyennant quoi on coupera au purgatoire. N’est-ce pas merveilleux?

On n’ose imaginer ce que serait la situation, en Italie particulièrement, sans le secours du Saint-Siège. Et en plus, dimanche dernier le pape a officiellement «demandé à Dieu de stopper l’épidémie avec sa main». Mais Dieu, semble-t-il, a perdu la main.


Cet article a été publié dans le numéro 442 (27 mars 2020) de Vigousse. 

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
Santé

L’histoire des épidémies reste entourée de mystères et de fantasmes

Les virus n’ont pas attendu la modernité pour bouleverser les sociétés humaines. Dans un livre récent, les professeurs Didier Raoult et Michel Drancourt démontrent comment la paléomicrobiologie éclaire d’un jour nouveau l’histoire des grandes épidémies. De la peste à la grippe, du coronavirus à la lèpre, leurs recherches révèlent combien (...)

Martin Bernard
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet
Culture

Des nouvelles de la fusion de «Bon pour la tête» avec «Antithèse»

Le nouveau site sera opérationnel au début du mois d’octobre. Voici quelques explications pour nos abonnés, notamment concernant le prix de l’abonnement qui pour eux ne changera pas.

Bon pour la tête