Revolución! La fin du rêve latino

Publié le 2 août 2024
L’élan révolutionnaire lancé en Amérique latine par Fidel Castro, puis Hugo Chávez, a eu tant d’échos dans le monde, enthousiastes ou furieux. Ce qui se passe actuellement à Cuba et au Venezuela enterre ces espoirs comme ces craintes.

L’essoufflement de ces modèles de société, plus ou moins communistes, ne se manifeste pas de la même façon. Pacifiquement, dans l’amorce d’un débat public sur les réseau sociaux à Cuba. Dans un affrontement de jour en jour plus violent au Venezuela. Avec une même toile de fond cependant, la détresse et la colère d’une grande partie de la population devant les pénuries de toutes sortes. Et des économies en panne. Dans les deux cas, celles-ci souffrent des sanctions américaines mais aussi de dysfonctionnements qui s’accumulent depuis des décennies. Manque d’entretien des équipements publics et des moyens de production. Une agriculture négligée ou même abandonnée qui contraint aujourd’hui ces pays à importer leurs aliments. Une relation au travail qui se détériore car les misérables salaires n’ont plus rien à voir avec les prix enflammés par l’inflation. D’où la dépendance aux dollars qui arrivent des deux nombreuses diasporas. Les clameurs s’élèvent réclamant la démocratie à Cuba, une démocratie qui fonctionne vraiment au Venezuela. Mais ce sont les tracas du quotidien, l’absence de perspectives qui motivent les sérieux remous au cœur de ces pays. Tous deux font face à un mal profond, l’émigration. Huit millions de Vénézuéliens ont quitté le pays ces dernières années, vers les Etats-Unis via l’Amérique centrale, vers l’Europe, et vers l’Amérique du Sud: 700’000 rien qu’au Chili! Cuba connaît la même saignée depuis de nombreuses années, elle s’est accélérée avec l’ouverture des vols vers le Nicaragua. Ce sont souvent les plus qualifiés, les plus motivés qui s’en vont.

Pour en venir à l’actualité, il s’est donc tenu l’élection présidentielle au Venezuela. Le successeur de Hugo Chávez qui n’en a ni le charisme ni l’habileté, Nicolás Maduro, au pouvoir depuis 2013, déclare avoir obtenu 51,2% des voix. Cela au terme d’une campagne marquée par de spectaculaires rassemblements publics, par l’émergence d’une politicienne d’envergure, devenue rapidement l’icône de l’opposition grâce aux réseaux sociaux, María Corina Machado, interdite de se présenter et remplacée en tête de liste par un professeur âgé et sage, Edmundo González Urrutia.

Le résultat de l’élection est mis en doute en raison du manque de transparence des chiffres, du fait que la plupart des Vénézuliens de l’étranger n’ont pas pu voter; en raison aussi des limitations imposées aux observateurs extérieurs, européens notamment. Manifestations et protestations se multiplient et sont durement réprimées par les forces de l’ordre, avec des morts, des centaines d’arrestations, l’intervention de petites milices armées dites «chavistes». Face à des opposants qui ne démobilisent pas, dopés par le déferlement des vidéos, des deux bords, sur Tiktok, bruyamment appuyés par la diaspora aux USA… et l’Argentine de Milei. La colère semble particulièrement vive dans les quartiers populaires, alors que dans les plus beaux, on s’accommode assez bien de la situation. Les notables proches du pouvoir, les entrepreneurs accommodants ne se plaignent guère. Ils échappent au fléau, le chômage. Un adulte sur deux est sans emploi.

Le pouvoir se crispe, des frontières se ferment, des vols sont supprimés, des journalistes étrangers privés de visas. L’armée que l’on dit pourtant divisée – de nombreux officiers ont été arrêtés ces derniers temps – tient bon. Suspense plus qu’intense car de nombreux pays latino-américains et européens réclament la lumière sur les résultats… Plusieurs de leurs diplomates sur place doivent faire leurs valises. Aux dernières nouvelles, le chef de l’armée propose un gouvernement civilo-militaire de crise sous la houlette de Maduro mais élargissant son assise.

Les Etats-Unis ont-ils tiré les ficelles de la crise? Il ne fait pas de doute que l’opposition a reçu leur appui. Mais ils se gardent de hausser trop le ton. Ils ne condamnent pas l’élu mais demandent des «éclaircissements» sur le scrutin. En novembre passé, ils atténuaient les sanctions afin d’importer plus de pétrole et d’investir dans les compagnies mixtes. Washington paraît préférer le statu quo à un grand chambardement, notamment pour éviter un éventuel afflux supplémentaire de migrants. A noter, à propos de l’or noir, qu’il y a dix ans, le Venezuela produisait neuf millions de barils par jour; l’an passé à peine 800’000. Et le pays importe les trois quarts de ses denrées alimentaires.

A Cuba pendant ce temps? Sans surprise, son gouvernement a félicité l’élu, comme l’ont fait la Russie et la Chine. Qui en l’occurence n’ont pas marqué de points sur le continent.

Sur l’île le climat est néanmoins très différent. Le mécontentement populaire s’exprime depuis plusieurs mois mais on ne constate pratiquement aucune violence de part et d’autre. Le président Miguel Díaz-Canel qui a succédé à Raúl Castro en 2019 a une toute autre manière de faire; il se montre étonnamment modéré, didactique, respectueux. Dans ses nombreuses vidéos sur Tiktok, plus regardé à Cuba que la télévision, au milieu des interventions désabusées ou colériques, postées sur place ou, il est vrai, depuis Miami aussi, le leader du parti communiste admet les problèmes, les pénuries et même la crise de confiance. Il va jusqu’à se féliciter du large et libre débat ouvert ainsi sur les réseaux. Pour lui les sanctions américaines sont pour beaucoup dans le marasme, mais pas seulement. Il reconnaît que le système bancaire ne fonctionne pas à satisfaction, que la dollarisation de fait est en cours. Et il rappelle une évidence qui ne l’a pas toujours été: Cuba ne doit plus dépendre de l’étranger pour son alimentation, l’agriculture doit se réinventer et produire enfin davantage. Souhait louable mais perspective plus qu’incertaine. Le comble: la pénurie a été un peu amortie ces dernières semaines grâce aux envois étrangers, de la Chine entre autres, mais aussi… des Etats-Unis! Et pour cause: près de 425’000 Cubains (4% de la population de l’île) s’y sont exilés depuis septembre 2021, selon les chiffres officiels. La crainte est grande, en période électorale américaine, que le flux continue ou s’accroisse en cas de chaos.

Le déclin de ces deux sociétés dites révolutionnaires donne à réfléchir. D’abord en Amérique latine, où les gouvernements de gauche, plus ou moins offensifs face au patronat, se gardent bien de saper les bases capitalistes. Le rêve ambitieux d’hier s’est envolé.

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