Quand les soldats n’en peuvent plus

Publié le 1 novembre 2024
Gouvernements et états-majors suivent avancées et reculs des guerres à distance, sur les cartes. Les hommes au front les vivent dans leur chair, dans leurs têtes, entre la vie et la mort. Quand elles durent arrive un moment où ils sont moins, ou plus du tout enflammés par les discours belliqueux. Ils commencent à s’interroger sur le sens de leurs sacrifices. Nombre d’appelés préfèrent se cacher, quitter leur pays. C’est le cas en Ukraine. Et, dans une moindre mesure, en Israël.

Les témoignages se multiplient. A l’approche du millième jour de la guerre, les soldats ukrainiens sont à bout. Harcelés, encerclés, bombardés, ils ne croient plus depuis longtemps à la contre-offensive qui devait rendre au pouvoir de Kiew les territoires contrôlés par la Russie. Faute d’armements et de munitions? Peut-être. Pas seulement. Le journaliste Stanislav Asseyev, ancien soldat, ex-prisonnier des Russes, blessé deux fois dans le Donbass, déclare au journal Le Monde: «Il n’y a presque plus de motivation. Il y a une grande crise dans l’infanterie qui s’explique par un manque de personnel, d’entraînement et de communication entre les unités. C’est un problème interne à l’Ukraine qu’aucun pays occidental ne peut changer. Nous pouvons avoir autant de drones ou de munitions qu’on veut, s’il n’y a pas de soldats dans les tranchées, rien ne changera.» Et il ajoute: «Nous avons une immense armée de déserteurs qui se balade dans le pays». Des planqués aussi, faux certificats d’invalidité en poche, obtenus par des faveurs d’en-haut ou à coups de milliers de dollars. Le problème est reconnu même par le président Zelensky qui vient de limoger le procureur général d’Ukraine Andriï Kostine. Ce dernier a dû démissionner après qu’une enquête a révélé un système de corruption qui aurait permis à des responsables de son administration d’éviter l’enrôlement dans l’armée. Un cas entre bien d’autres, soupçonnés, mis à jour ou ignorés. Des miliciens gouvernementaux parcourent les villes, jusqu’à Lviv, cœur du nationalisme, pour débusquer les hommes de plus de 25 ans qui se planquent. Contrôlés, rudement embarqués, ils sont envoyés vers un brève formation puis au front.

Dans aucune guerre moderne, dans aucun camp il n’y eut autant de désertions. Ni en 14-18, ni en 39-45. Quelques centaines il est vrai pendant la guerre d’Algérie, fort peu. La question n’est pas de porter un jugement sur ceux qui refusent l’appel et le combat. Il s’agit de s’interroger sur leurs raisons.

En Ukraine, c’est l’absence de perspectives, les failles et les contradictions des commandements, l’aventure vaine de l’incursion en Russie, si coûteuse en vies humaines, le dégoût devant la corruption. Et pour certains, une minorité sans doute, des questions de fond qui finissent par émerger. N’eût-il pas été préférable de conclure un accord dès les premiers jours comme cela fut tenté? Etait-il raisonnable, dès 2014, de combattre par les armes les autonomistes devenus ensuite séparatistes du Donbass? Pourquoi les Européens n’ont-ils pas mis plus de pression pour que soient respectés les accords de Minsk? Car ne l’oublions pas, ce qui en a résulté est à la base de l’engrenage infernal.

Côté russe, la fatigue de la guerre est là aussi. Mais elle porte moins à conséquences car la mobilisation générale n’a pas été décrétée. Le renouvellement des troupes se fait par des engagements volontaires bien payés, par des appoints de mercenaires étrangers. Peut-être par un continent nord-coréen qui fait grand bruit. Vieille recette… Lors de la guerre d’Irak en 2003, en Afghanistan, les Américains aussi avaient fait appel à maints soutiens soldatesques extérieurs.

Dans l’autre conflit actuel qui nous horrifie, au Moyen-Orient, qu’en est-il? Bien que le phénomène ne soit pas reconnu en haut lieu, qu’il soit peu abordé par les médias, le fait est que les soldats israéliens, engagés à Gaza, au Liban, en Cisjordanie, commencent, pour beaucoup d’entre eux en tout cas, à éprouver lassitude et inquiétude. La guérilla dans les ruines de Gaza fait encore des morts dans leurs rangs. L’incursion au Liban s’avère plus difficile que prévu malgré les coups portés au Hezbollah, plus coûteux en vies humaines qu’officiellement annoncé. Certes l’écrasante supériorité technologique, la mainmise aérienne totale permettent à Tsahal de raser le sud du pays, de porter des coups partout, mais on ne gagne aucune guerre sans contrôle physique du terrain, sans que le vainqueur ne se sente en sécurité dans les villes et les villages conquis. On en est loin si l’on sait la capacité de résistance des Libanais qui en ont tant vu… Même si cette invasion est plus destructrice encore que la dernière, en 2006. Aucune raison d’euphorie pour l’état-major israélien.

On note d’ailleurs que certains de ces soldats, avec d’autres voix, disent ouvertement, sur les tribunes et les réseaux, qu’ils ne veulent plus de ces guerres effroyables dans le voisinage d’Israël. Peu nombreux sans doute, mais non sans écho dans une partie de l’opinion publique. Grâce à un espace de liberté d’expression qui, c’est remarquable, subsiste envers et contre tout. Cent vingt réservistes qui ont combattu viennent de publier une lettre où ils annoncent qu’ils ne rejoindront plus l’armée. L’un d’eux, Max Kresch, déclare au Monde: «Ce n’est pas une guerre existentielle mais de la pure vengeance». D’autres jeunes gens, pas encore enrôlés, quittent par milliers le pays avec leurs familles. Parce que, comme en Ukraine, ils ne voient pas de perspectives de paix et veulent échapper à un destin marqué au sceau du malheur.

Conclusion? Les pouvoirs emportés par la passion belliqueuse peuvent tracer tous les plans possibles sur leurs tables, bien à l’abri, ils peuvent préférer longtemps l’espoir d’une victoire militaire à celui des pourparlers, mais arrive le moment, tôt ou tard, où les hommes promis au pire n’entrent plus dans leurs visions.

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