Pourquoi l’anglais fait tomber les avions

Publié le 8 juillet 2019

Tenerife, 27 mars 1977. La collision entre un Boeing 747 de la KLM et un de la Pan Am reste l’accident le plus meurtrier de l’histoire de l’aviation (583 morts). Cause principale: le malentendu linguistique entre pilotes et tour de contrôle. – © DR

Cet été entre en vigueur la nouvelle loi sur l’aviation civile qui impose l’anglais comme seule langue dans l’espace aérien helvétique. L’occasion de se souvenir que beaucoup d’accidents d’avion sont causés par une mauvaise communication linguistique. Et que l’anglais est, notamment sur le plan phonétique, particulièrement inadapté à la fonction de langue internationale.

Le petit aéroport régional de Los Rodeos est saturé et plongé dans le brouillard. Seul repère pour les pilotes sous pression: les instructions verbales de la tour de contrôle. Lorsque le capitaine américain du Boeing 747 de la Pan Am entend «Leave the runaway third, third to your left», il a un doute: a-t-il entendu «first» ou «third»? Doit-il quitter la piste à la première à gauche ou à la troisième? Il demande au contrôleur espagnol de répéter. Celui-ci s’exécute, mais sans lever en aucune manière l’ambiguïté: «The third one» dit-il, ce qui peut tout aussi bien s’entendre comme «the first one». C’est ainsi que s’amorce, en ce 27 mars 1977 à Tenerife, le fatal enchaînement de malentendus et de dysfonctionnements qui aboutit à l’accident le plus meurtrier de l’histoire de l’aviation civile. L’enquête l’a établi: la mauvaise communication linguistique a joué un rôle décisif dans ce drame qui a fait 583 morts.

L’exemple est loin d’être isolé. Le pourcentage d’accidents d’avion causés par une communication défaillante est considérable: de 11% à 70% selon les études et la manière de compter. Et ce chiffre est appelé à gonfler, vue l’augmentation constante du trafic intercontinental, relève une recherche sur le rôle de l’anglais dans les accidents d’avion1.  Lorsqu’un pilote kazakh et un contrôleur aérien indien croient parler la même langue, il arrive qu’ils échouent à s’entendre, même sur une donnée élémentaire comme l’altitude de vol. Résultat: un autre crash historique comme celui de New Dehli en 1996: 351 morts. 

Le mauvais choix

Si le rôle de la communication en général dans les accidents d’avion est largement documenté, note Atsushi Tajima, auteur de l’étude citée, celui de l’anglais en particulier et de ses différentes prononciations à travers la planète l’est nettement moins. Il est pourtant crucial, assure-t-il. Toute personne ayant participé à un colloque international et sué pour déchiffrer les interventions des experts indiens ou chinois comprendra de quoi on parle.

Atsushi Tajima plaide pour la mise à contribution d’experts linguistes dans le peaufinage d’un meilleur «mistake-free standart english.» Le traducteur et espérantiste Claude Piron va plus loin dans «Le défi des langues»2: l’anglais, de par sa nature même, est particulièrement inadapté à la fonction de langue de l’aviation, explique-t-il. Si on veut un idiome «mistake-free», on ferait bien d’en choisir un autre. L’italien serait un excellent candidat. En d’autres termes: si la langue de l’aviation était celle de Modugno et non d’Elvis Presley, il y aurait moins de morts dans des accidents aériens.

Le postulat est bien sûr invérifiable. Mais comme la nouvelle loi suisse sur l’aviation civile, qui entre en vigueur cet été, impose l’«english only» dans l’espace aérien helvétique – même pour les vols domestiques et jusque sur les plus petits aérodromes –, on ne peut que s’y intéresser.

Une torture pour les Asiatiques

Beaucoup d’avions tombent parce qu’il faut bien communiquer dans une langue internationale et cette langue sera inévitablement mal maîtrisée ou trop diversement prononcée par beaucoup d’acteurs de la scène aérienne, c’est une fatalité communément admise. Mais ce qu’ajoute Claude Piron, c’est que toutes les langues ne sont pas également équipées pour remplir cette fonction d’idiome international: certaines sont plus difficiles que d’autres à comprendre et à produire par une majorité d’habitants de la planète. C’est le cas de l’anglais, qui est particulièrement torturant pour les Asiatiques et les Slaves, notamment à cause de son système phonologique: «Peu de langues ont une telle gamme de sons-voyelles dont beaucoup n’existent pas dans les langues des autres peuples», écrit-il. La plupart des terriens sont par exemple incapables de différencier entre «ship» et «sheep», «bath», «bat», «bet», «bate» et «but» ou encore «bate», «bet», «bit» et «beat». Ajoutez à cela une «grammaire floue», une abondance d’idiotismes et un vocabulaire immense, issu de la coexistence des racines latines et germaniques.

Conclusion: Le choix de l’anglais pour la communication internationale est «particulièrement inadapté» et « antidémocratique», puisqu’il discrimine gravement une bonne partie de l’humanité. Si l’italien serait «une langue internationale bien supérieure», c’est avant tout grâce à la clarté de son système phonologique: les sons vocaliques, notamment, y sont nettement moins nombreux qu’en anglais (mais aussi qu’en français: pas de nasales). Or, plus la gamme des sons d’une langue est restreinte, plus ces sons seront distincts les uns des autres. Et plus ils auront de chances de sonner familiers aux oreilles d’une majorité d’habitants de la planète.

Un autre excellent candidat à la fonction de langue internationale serait l’indonésien, qui, en plus de l’avantage phonétique, présente celui d’une grammaire particulièrement régulière, explique encore l’auteur de Le Défi des langues, mort en 2008. Claude Piron a été traducteur à l’ONU et à l’OMS avant de devenir un avocat convaincu de l’espéranto: il y voyait un moyen de corriger la position d’infériorité dans laquelle les non-anglophones se retrouvent d’emblée et «de facto» sur la scène internationale.   

Les années ont passé, l’espéranto vit sa vie, avec une communauté de locuteurs vivante, surtout en Amérique Latine et en Asie. Mais l’espoir de le voir adopté comme langue internationale est mince, tout comme sont minces les chances de l’italien ou de l’indonésien: ce sont les rapports de force économiques et politiques à l’échelle planétaire qui décident de la domination de telle ou telle langue, pas les critères linguistiques.  

Les pilotes suisses qui sont en train de bûcher leur anglais en vue d’un prochain atterrissage à Payerne se consoleront: la piste de l’aérodrome vaudois n’a que deux voies d’accès. Ils n’auront pas à se battre avec le «th» de «third», ce son si peu familier, aussi difficile à entendre qu’à reproduire.  


1Fatal miscommunication: English in aviation safety Atsushi Tajima, World Englishes, Vol 23, No 3, pp 451-470, 2004.

2Le défi des langues, Claude Piron, L’Harmattan, 1994.

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