Peut-on jamais quitter Neverland?

Publié le 10 mars 2019

James Safechuck a rencontré Michael Jackson à l’âge de dix ans. – © HBO/Channel 4

Le 25 janvier dernier, le documentaire «Leaving Neverland» faisait les gros titres après avoir «traumatisé» les spectateurs du festival Sundance. Les deux hommes qui accusent Michael Jackson d'avoir abusé d'eux pendant leur enfance y ont décrit les agressions en détails. Depuis, le film (d’une durée totale de 4 heures) a été diffusé à la télévision américaine et britannique il y a quelques jours. Nous l'avons regardé...

Les fans de Michael Jackson l’attendaient avec appréhension et colère. Dix ans après la mort de la star, un long documentaire relance les accusations de pédophilie qui avaient commencé à ternir sa réputation dès la première plainte, en 1993. Ce film retrace l’enfance de James Safechuck et Wade Robson, qui sont tous deux entrés dans la vie du Roi de la pop à l’âge de dix et sept ans, respectivement. Le premier avait donné la réplique au chanteur dans une publicité et le second avait gagné un concours de danse. Tous deux accusent aujourd’hui Michael Jackson d’avoir abusé d’eux sexuellement jusqu’à leur adolescence. Mais les dégâts qu’aurait fait MJ sur la vie des deux hommes ne s’arrêteraient pas là. Lorsqu’il était accusé publiquement de pédophilie, jusqu’à être traîné devant la justice en 2005, le chanteur aurait appelé James Safechuck et Wade Robson à l’aide, leur demandant de témoigner en sa faveur. En les achetant parfois, en les manipulant presque toujours par la flatterie, la flagornerie, le sentiment d’appartenance et les démonstrations d’intérêt et d’amour. 

Car il est bien question d’amour dans ce documentaire. Et c’est précisément ce qui met le plus mal à l’aise. Les deux victimes présumées racontent leur expérience avec Michael Jackson comme s’il s’agissait de relations parfaitement normales, d’égal à égal. Au moment des faits, lorsqu’ils partageaient le quotidien et l’intimité de la star, les petits garçons qu’étaient James Safechuck et Wade Robson ne se rendaient évidemment pas compte du crime qu’ils dénoncent aujourd’hui: l’abus d’un adulte sur un enfant. Pendant des années, il était impossible pour eux d’en parler à quiconque au risque de trahir Michael, «la personne la plus aimante, bienveillante et généreuse qu’il m’a été donné de rencontrer», explique Wade Robson dans le documentaire. La dualité des émotions et le tiraillement intérieur que les deux hommes affirment avoir dû surmonter sont clairement retranscrits dans le film, qui n’aurait d’ailleurs certainement pas vu le jour avant la mort de Bambi, selon les aveux des deux victimes présumées.

On ne nous avait pas menti, le film est poignant et les quatre heures que durent ses deux parties ne semblent pas de trop. Le montage est fait de telle manière à ce que le temps soit laissé à l’interviewé pour replonger dans le passé, qu’on revit avec lui. Les prises de vue confèrent une ambiance intimiste. Un peu comme si on espionnait des confidences sur le divan d’un psy. Les secondes s’égrainent face à des visages marqués par l’émotion et le spectateur est invité à une intrusion dans les pensées des deux hommes. Le réalisateur, qui a conduit les interviews, n’intervient pratiquement jamais et la musique est quasi-inexistante. Les propos se suffisent à eux-mêmes. Les souvenirs sont précis et les détails sont nombreux. Aussi choquants qu’annoncé. Surtout pour ceux qui rechignaient à se faire un avis sur la culpabilité de Michael Jackson.

Une industrie gangrenée

Les pratiques sexuelles présumées sont évoquées naturellement. La dimension dramatique n’est pas inutilement accentuée, comme ce fut le cas dans Surviving R. Kelly (lire notre article sur le sujet). Comme le roi du R’n’B, celui de la pop était à la tête d’un tel business que l’argent qu’il représentait outrepassait la morale qu’il aurait bafouée. Dans les années 90, Michael Jackson ne cherchait pourtant pas à cacher son intérêt troublant pour les enfants. Il en choisissait un et passait alors tout son temps avec lui, l’invitait sur scène, l’emmenait en tournée, lui proposait des voyages en tête à tête, entrait dans sa famille, et exigeait de passer de plus en plus de temps seul à seul avec lui, jusqu’à partager le même lit, en toute innocence selon lui. Puis, il faisait une nouvelle «rencontre» et changeait de «meilleur ami». Tout le monde était au courant depuis des années que quelque chose clochait, mais c’était bien plus pratique de fermer les yeux. Personne n’a envie de détester une telle star, de se priver de sa musique. Alors on s’enfermait dans le déni, quitte à préférer la cécité à une si dangereuse réalité. Y compris les parents des victimes présumées, totalement séduites par l’aura de la star et le train de vie de luxe qu’elle leur offrait. Ceux-ci doivent désormais vivre avec leur culpabilité.

Cependant, on ne saurait aborder ce sujet en ignorant un autre élément prépondérant qui pousse à la réflexion. Car, malgré l’atrocité du crime, il reste bon de s’interroger: la complexité de tout cela réside dans la perception que l’accusé avait de lui-même. Michael Jackson – qui était certainement malade à plus d’un titre – était-il en mesure de se rendre compte que son comportement envers les enfants était inapproprié, puisqu’il se considérait lui-même comme tel? Qu’à ses yeux, il n’y avait pas de différence entre les enfants et lui?

Dans Les Terriens du samedi diffusé le 9 mars sur Canal, Yann Moix s’exclamait qu’il fallait «foutre la paix» à Michael Jackson. L’écrivain (illustre défenseur de Roman Polanski) nous expliquait justement que MJ n’ayant jamais quitté le statut d’enfant, il ne pouvait de facto pas coucher avec d’autres enfants. «Évidemment, on oublie la présomption d’innocence dans cette affaire et surtout ce n’est rien comprendre à Michael Jackson car il était un enfant. Or, un enfant, ça ne couche pas avec les autres enfants», déclarait le nouveau chroniqueur de Thierry Ardisson, amoureux des propos polémiques. «Non seulement Michael Jackson n’est pas pédophile mais je vais plus loin et je vais inventer un mot: C’est un ‘in-pédophile’. Le seul orgasme qu’il a eu dans sa vie, c’est lorsque Bambi retrouve sa mère à la fin. Pour lui, la scène des spaghettis dans ‘La Belle et le Clochard’, c’était du porno hard.»

Conséquences

Il restera toujours des gens pour défendre Michael Jackson après la diffusion de ce documentaire, que nul ne saurait présenter comme porteur de la stricte vérité. Des fans de la star couvrent désormais Safechuck et Robson d’insultes et de menaces et sa famille a récemment déposé plainte contre HBO.  Taj Jackson, un des trois neveux de MJ connu pour avoir fait partie du groupe les 3T dans les années 90, est particulièrement virulent pour défendre son oncle sur Twitter. Il aurait même lancé un appel aux dons sur Gofundme pour contre-attaquer avec son propre film. Cet appel a déjà récolté près de 90’000 dollars. Le journaliste Britannique Charles Thomson a publié un long message sur son compte Facebook pour accuser les médias américains de dissimuler la réputation de mythomanes notoires de Safechuck et Robson. En gros, on crie au complot de toutes parts.

Mais, malgré le doute raisonnable, les retombées de ce ravivement de scandale se font sentir. Plusieurs radios ont décidé de ne plus diffuser la musique de Michael Jackson. Au Canada, aux Pays-Bas et en Nouvelle-Zélande. Un épisode des Simpson qui mettait en scène la star a été mis hors circulation.

Seulement, dix ans après la mort de Michael Jackson, ne serait-ce pas un peu tard pour réagir? Les victimes ne sont donc prises en compte que lorsqu’elles passent en prime-time? Que ces accusations soient vraies ou fausses, ne devrait-on pas dissocier l’artiste de l’homme? Ne faudrait-il pas drastiquement changer de goûts cinématographiques, alimentaires, vestimentaires et j’en passe si nous décidions de mélanger le talent et la morale? Et le fait que Michael Jackson n’était pas conscient du mal qu’il faisait le délesterait-il de la qualification de «prédateur» pour n’en faire qu’un «malade»?

Tant de questions qui nécessitent un peu plus de quatre heures de réflexion…


La bande-annonce du documentaire:

Leaving Neverland, réalisé par Dan Reed et produit par Channel 4 (UK) et HBO (USA) sera diffusé le 21 mars à 21h sur M6.


A lire aussi:

Pathos, ô mon pathos – Amèle Debey

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