Pathos, ô mon pathos…

Publié le 23 février 2019
Vendredi 22 février, R.Kelly s'est rendu aux autorités. Dix chefs d'inculpation pèsent contre lui. Nous vous proposons de relire l'article à ce sujet que nous avons publié le mois dernier. Le 18 janvier 2019 Sony s’est désolidarisée d’un de ses plus fameux poulains. R. Kelly. Mondialement connu dans les années 90, sur lesquelles il trônait en tant que Dieu du R’n’B, le chanteur a tenté, pendant vingt ans, d’amortir sa chute. Mais la diffusion d'un documentaire début janvier pourrait bien sonner le glas de sa longue carrière.

«Surviving R. Kelly». Le titre annonce la mélodie. Les Américains ont le chic pour trouver les mots qui frappent, qui sonnent bien. C’est un TV show que je m’apprête à regarder. Même s’il est censé parler de viol de mineurs, d’abus psychologiques et physiques, et autres faits qui sont vraisemblablement arrivés. C’est toujours un genre de spectacle. Tout doit être dans le pathos en permanence. Il faut toujours aller plus loin dans l’émotion. Donner à l’audience ce qu’elle attend.

En regardant le documentaire de Lifetime, je me suis demandé quelle part de mise en scène entrait en action. Lorsque l’on connait un peu le fonctionnement de la télévision, on sait que tout est savamment orchestré, millimétré, et qu’on peut faire dire aux images tout et son contraire. La forme m’a mise mal à l’aise, presque autant que le fond.

Bref. J’ai regardé. Les six épisodes. Parce que je voulais aller au bout de la question.

On y apprend à quel point R. Kelly (vous savez, le type qui chantait «I belive I can fly») est la pire des ordures. Chaque épisode d’environ 45 minutes compte son lot de témoins. La journaliste en moi ne peut qu’être admirative face à ce travail de regroupement de témoignages. Réussir à convaincre les gens de parler, ça n’est pas toujours facile. On saute du grand frère emprisonné aux «survivors» en passant par l’ancien manager, l’ancienne prof de chant, et les ex-femmes. Du beau travail. Ils ont ratissé large.

Rappel des faits

Cette histoire a démarré il y a vingt ans. Cela faisait déjà un moment que les victimes s’exprimaient dans des shows télé, dans les médias, sur les réseaux sociaux (lorsqu’ils sont apparus) et un peu partout. Vingt ans que tout le monde savait. Vingt ans que tout le monde le disait. Certaines le criaient même. Pour quel résultat? En 2000, R. Kelly (dont vous trouverez le CV de sociopathe sur internet, je n’ai pas le cœur à vous le raconter) a été acquitté des méfaits dont on l’accusait. Pornographie infantile, pour un type qui urinait allègrement en vidéo sur une gosse de 14 ans, la forçant à s’adonner à un tas de trucs masochistes avec d’autres filles mineures tandis qu’il battait la mesure. Avec ses potes à côté. La classe jusqu’au bout.
La vidéo a été anonymement envoyée aux médias, puis elle est sortie un peu partout. Il a dit que «c’était pas lui sur les images». Il a été acquitté. Un des jurés admet dans le docu ne pas avoir pris les témoignages des filles au sérieux…

Si je survole un peu les faits, c’est surtout parce que, finalement, ce n’est pas le but de ce papier. Ceux que cela intéressent pourront aisément télécharger ces six parties de documentaire. Ce qui m’intéresse est de comprendre pourquoi il a fallu que ce film sorte pour que les gens réagissent. Vingt ans après.

On pardonne tout aux gens qui nous chantent de belles mélodies, non? Parce qu’on aimerait qu’ils continuent à le faire. Parce qu’ils nous sortent de nous-mêmes…

Cela fait vingt ans qu’on sait que R. Kelly fricote avec des mineures. Son mariage avec la défunte chanteuse Aaliyah était le sommet de l’iceberg. Mais qui s’en souvient? Qui s’en est offusqué? C’étaient des stars, alors qui allait les juger? On pardonne tout aux gens qui nous chantent de belles mélodies, non? Parce qu’on aimerait qu’ils continuent à le faire. Parce qu’ils nous sortent de nous-mêmes et que c’est tout ce qu’on leur demande. Alors, ils peuvent bien baiser des chèvres, tant qu’elles sont en or! Il est impossible pour quiconque d’aussi pris, demandé et occupé qu’une star internationale de continuer à molester et kidnapper des jeunes – ou moins jeunes – sans l’aide de quiconque. Il y a forcément toute une équipe derrière lui qui se tait. Qui obéit aux ordres, aussi odieux soient-ils. Aussi contre-nature, aussi inhumains. Plusieurs expériences ont déjà démontré à quel point l’être humain est capable de rejeter son sens des valeurs et sa morale pour obéir aux ordres. Réponds au besoin d’appartenance de quiconque et, pour autant qu’il soit déjà affaibli psychiquement, tu en fais ce que tu veux. Les exemples détonnent. Sans mauvais jeu de mots.

J’ai entendu aussi, parmi tous les témoignages, qu’il était question de couleur. Parce que R. Kelly est afro-américain et que toutes ses victimes le sont aussi.
Beaucoup des gens interrogés sont certains que s’il avait été question, en 2000, lors du procès, d’un black qui avait abusé de jeunes Blanches, le verdict n’aurait pas été le même. Pourtant, les Afro-Américains ont été les plus virulents à s’exprimer contre les victimes. Syndrome de persecution, much? Ou alors c’est autre chose… mais quoi?

Et après? Et maintenant?!

Comme je le disais, ce documentaire m’a interpellée autant par le fond que par la forme. Au final, R. Kelly reste la star du show. Ce fameux docu-télé-réalité où l’on finit par suivre une mère qui essaie de sauver sa fille des griffes de la star. Des larmes, des déclarations fracassantes, des phrases chocs. Est-ce que toutes les femmes ou hommes victimes de violences devraient sortir une série-docu sur Lifetime et chialer un bon coup devant les caméras en implorant Dieu pour qu’on les prenne au sérieux?!

Est-ce qu’on ne devrait pas alors faire des séries de toutes les injustices qui nous tiraillent, de tous les sujets qui nous chatouillent, qui pourraient nous provoquer des ulcères si on ne les criait pas à gorge déployée?

Après tout, si ça marche…

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