Mister Tegnell et docteur Tengele: le drôle de paradis suédois

Publié le 3 mai 2020

Anders Tegnell, l’artisan de la stratégie suédoise face au coronavirus, lors de sa conférence de presse quotidienne devant le Karolinska Institute, Stockholm. – © Frankie Fouganthin

Pour certains, c’est «la plus grande expérience du monde» impliquant des millions de «cobayes humains». Pour d’autres, c’est une réussite exemplaire et iconoclaste. La réaction suédoise à la pandémie de Covid-19 excite et divise l’opinion à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Revue de presse.

Le point commun entre les agacés qui tournent en rond chez eux, ceux qui tremblent devant la courbe du chômage et les chiffres de la récession et les radicaux réunis sous le hashtag #stopconfinement? La référence à la Suède. Le pays scandinave de dix millions d’habitants a fait le choix de ne pas confiner sa population pour tenter d’endiguer la prolifération du nouveau coronavirus. 

Pas de fermeture des écoles, des bus bondés, peu de personnes masquées, du monde en terrasse, bars et restaurants ouverts avec quelques ajustements… Pas d’ordres mais des recommandations, l’image détonne. Et fait rêver. La police suédoise ne distribue pas d’amendes et les autorités optent pour des méthodes pragmatiques: à Lund, à l’extrême sud du pays, du fumier déversé dans les parcs pour décourager fêtes et rassemblements sur l’herbe. 

La Suède affirme que l’épidémie est désormais sous contrôle. En chiffres, cela donne 21’500 cas, 2’700 décès, les deux pourtant en forte hausse alors qu’ailleurs en Europe le nombre de victimes quotidien commence doucement à diminuer. La Norvège voisine, à titre de comparaison, s’en tire beaucoup mieux, avec dix fois moins de morts pour cinq millions d’habitants.

Cobayes

L’artisan de la méthode suédoise, c’est Anders Tegnell, 64 ans, épidémiologiste et chef de l’Agence de santé publique. Look décontracté, voix assurée, discours affirmatif, Anders Tegnell est présent quasi quotidiennement au point presse du gouvernement et sa doctrine, le non-confinement au nom de l’indépendance, des différences et des spécificités des Etats, lui vaut autant de partisans énamourés que de détracteurs acharnés.   

Un culte de la personnalité commence même à naître autour de la figure de Tegnell. Tatouages à son effigie, t-shirts, chansons hommages… De quoi faire pâlir le camp des pro Didier Raoult, le grand manitou de l’hydroxychloroquine en France, qui suscite à peu près autant de passions.

Mais dans une autre frange de la société suédoise, les décisions dictées par Anders Tegnell sont considérées comme dangereuses, voire pernicieuses. Ce qui vaut à l’expert le surnom peu amène de «Docteur Tengele», en référence au docteur Mengele, médecin nazi notoirement connu pour ses expériences sur des hommes et des femmes prisonniers des camps. 

En refusant les mesures de confinement, Anders Tegnell est accusé de sacrifier volontairement les personnes âgées et les malades chroniques, premières victimes du coronavirus. 

Autres latitudes, mêmes débats: doit-on faire primer la liberté sur la sécurité? 

Johan Norberg, écrivain suédois, est un fervent défenseur des libertés individuelles, du libéralisme et du capitalisme dérégulé, donc de la méthode Tegnell. Dans Contrepoints, il tente un renversement de perspective: les cobayes ne sont pas les Suédois à peu près libres de leurs mouvements, mais les autres. L’expérience in vivo, dangereuse et incertaine, ce serait plutôt le confinement. Et nous devrions nous réjouir de pouvoir observer le contre-exemple suédois, pas forcément gagnant mais instructif, à tout le moins. 

Une question d’éducation

Sur la chaîne de télévision ukrainienne 24TV, Marina Trattner, juriste installée depuis quinze ans en Suède souligne un autre point de divergence possible entre la société suédoise et ses voisines européennes: «ce n’est pas le genre des Suédois d’attendre les décisions venant d’en haut. Ils tirent leurs propres conclusions.» Sans attendre les ordres, beaucoup de Suédois ont intégré la notion de risque, les distances physiques, les mesures d’hygiène. 

On peut pousser le raisonnement plus loin. Le «civisme» et la «responsabilité» des citoyens sont souvent évoqués par les politiques comme essentiels dans la lutte contre le virus. Les précautions, la prudence, l’hygiène élémentaire, le souci de l’autre, sont pour une bonne part une question de culture et d’éducation. 

L’une des recommandations phares du ministère de l’Education Nationale pour la reprise des classes en France, consultées et dévoilées par Le Monde ce 2 mai, est l’instauration du lavage des mains à la sortie des toilettes et avant de passer à table… N’était-ce donc pas déjà le cas? s’interrogent des parents sur Twitter.

Dans beaucoup de pays asiatiques, le Japon et la Corée du Sud en particulier, le port du masque quand on est malade, pour protéger les autres, est parfaitement naturel et socialement valorisé. En France, on a commencé par moquer cette pratique, avant de, difficilement, s’y résoudre. 

On voit là qu’une crise sanitaire entraîne une crise de l’identité, un changement physionomique de la société. Au-delà du côté désagréable évident (oui, on étouffe là-dedans, ne songez même pas à avoir le nez bouché, ou alors, ajoutez un tuba à la panoplie, oui, vous aurez les lunettes embuées, et oui, les élastiques finissent par vous lacérer les oreilles), se couvrir le visage, tenir conversation à un visage masqué, ne fait pas tout à fait partie de nos habitudes. Tout comme ne pas nous faire la bise ni nous serrer la main, ne pas bavarder dans la rue ou sur le marché, nous passer peut-être pour longtemps encore des cafés, des restaurants, des spectacles et des matches de football, est une réelle effraction dans notre identité. 

Face à cela, certains observateurs avancent que la réaction de la Suède serait dictée par un besoin politique, celui de conserver son identité libérale et libertaire. C’est l’idée de l’expert en administration publique Arvydas Guogis, qui s’exprime dans le journal lituanien Delfi. Au-delà de l’image un peu facile qui voudrait que les Scandinaves soient plus «disciplinés» ou plus «propres» que les autres, Guogis observe qu’un grand nombre d’entre eux semblent plutôt prêts à des sacrifices minimes pour conserver leur particularisme. Renoncer à quelques libertés, mais vraiment pas beaucoup, pour conserver les autres. 

Problème de riches…

Le marché est attrayant. Encore faut-il pouvoir se le permettre. Et pour le portail d’information roumain Ziare, plutôt conservateur, la méthode suédoise est un luxe et les débats autour de celle-ci des problèmes de riches. Pour faire le pari de l’immunité collective et ne pas confiner la population, il faut que le système de santé puisse tenir le choc. Le confinement, en France, en Suisse et dans plusieurs autres pays européens, a été décidé d’abord et surtout pour éviter la submersion des hôpitaux. Le nombre de lits de réanimation disponibles est l’une des clés pour le déconfinement progressif, géographique et tricolore à la française. 

Tous les Etats européens, sans parler des autres, n’ont pas des capacités hospitalières illimitées. Et le fossé risque de se creuser, puisque pendant que nous confinons, l’économie suédoise tient le coup. 

… ou coup de chance?

Venons-nous d’insinuer que le système de santé suédois est en excellente santé et possède des capacités de réanimation mirobolantes? Loin s’en faut, pour la presse nationale. 

Anders Lindberg dans le journal Aftonbladet dénonce en fait une impréparation absolue, un système de santé exsangue, soumis à des cures d’austérité répétées, et avertit: en cas de vague de contamination, le matériel, le personnel et les lits manqueront. 

Expressen pointe une pénurie de médicaments préoccupante et des «erreurs de calcul» dans les projections concernant l’immunité collective. Le quotidien, d’orientation libérale, affirme que l’arrogance suédoise est malvenue et pourrait être rapidement battue en brèche si la hausse des décès se poursuit. 

L’auteure tchèque Kateřina Janouchová, qui vit en Suède depuis 1974, enfonce le clou. Le lien entre le choix de ne pas confiner la population et de réclamer un minimum de mesures sanitaires et la pénurie de matériel de protection lui semble évident… et effrayant. 

D’une manière générale, beaucoup pointent du doigt un «gouvernement des experts». Dans la gestion d’une crise sanitaire, plusieurs autres facteurs entrent en ligne de compte: le social, l’économie, l’éthique, et ces aspects relèvent du champ d’action politique. «Cette responsabilité ne peut être déléguée. Ce n’est pas pour rien que nous élisons des représentants» plaide la journaliste Sakine Madon dans Upsala Nya Tidning

Il est permis de penser et même de dire que nos dirigeants et ceux qui les ont précédés ont accumulé les conneries. Il va sans dire que la situation est catastrophique à bien des égards. Mais personne ne peut réellement être préparé à un tel tsunami. La situation est inédite, y a-t-il vraiment une seule bonne solution? Nous sommes tous sur le même radeau de sauvetage, certains à de meilleures places que d’autres, c’est vrai, mais le but, dans l’idéal, reste que tout le monde rame dans le même sens. 

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