Médias: le grand retour des «Incroyables»

Publié le 9 septembre 2022
«Incroyable!» C’est une avalanche «incroyable» qui submerge ainsi discours, interviewes, prises de paroles diverses et variées (voire avariées, le «a» n’étant ici nullement privatif). Mais ce sont surtout les radios qui se trouvent affectées par ce qui n’est plus un simple tic de langage mais devient un vrai TOC (trouble obsessionnel compulsif).

Là, c’est trop! C’est l’indigestion… On ne compte plus les «incroyables» qui polluent les ondes de France Culture, on les pèse. Alors changeons de station: France Inter, France Info, RTL et même la Suisse avec RTS. Mais c’est pire!

Le mot «incroyable» crépite comme une mitraillette que rien, hélas, ne vient enrayer. Tout est propice à l’incroyable: la politique, l’économie, la littérature, le cinéma, le sport – qui en fut le premier atteint – les faits divers, l’écologie, les médias. Aucun secteur du babil radiophonique n’échappe à cette expression qui doit être dite sur ce ton d’excitation forcée venu des Etats-Unis. Sauf les émissions religieuses peut-être. Ne pas parler de corde dans la maison du pendu…

Robespierre et les Incroyables

Sous son apparence actuelle, ce TOC contagieux nous ramène à la chute de Robespierre, le 9 thermidor An II (27 juillet 1794). Dès la tête de l’Incorruptible tranchée, les fêtes éclatent comme des feux d’artifice pour célébrer la fin de la Terreur jacobine (une autre commencera, la «thermidorienne», mais elle frappera les Jacobins, cette fois-ci). 

Plusieurs «Bals des Victimes» réunissent les riches enfants de guillotinés laissant libre cours à la fantaisie la plus débridée, au mauvais goût le plus échevelé, à la provocation la plus cinglante. Il s’agit d’exorciser deux ans terrifiques de guillotine à haute dose. Une des danses consiste, par un mouvement saccadé du cou, à imiter la chute du couperet. Une sorte de pogo en beaucoup plus distingué.

Ces réjouissances étaient menées par la jeunesse dorée qui faisait assaut de tenues extravagantes en comparaison desquelles celles de la Gay Pride feraient presque costume-trois-pièces. 

En guise de clins d’œil communautaires, ces vrais punks thermidoriens miment l’étonnement en jetant à tout bout de champ des «incroyables» et des «merveilleux». Afin de se distinguer des bouseux qui, à l’époque, roulent les «r», ces muscadins les suppriment ou du moins en atténuent fortement l’effet rocailleux. Cela donne: «inc’oyable» et «me’veilleux». 

Les garçons seront donc appelés «Inc(r)oyables» et les filles, «me(r)veilleuses».

Covid de la langue

Les incroyables d’aujourd’hui paraissent moins drôles que leurs lointains ancêtres. Surtout, contrairement à ces derniers, leur TOC est involontaire et traverse toutes les couches sociales. C’est une sorte de Covid de la langue.

Si une expression atteint un tel niveau de bruit médiatique, c’est qu’elle traduit un sentiment de fond qui parcourt la société. Jadis, le mot «inc(r)oyable» exprimait le soulagement d’être encore vivant après la Terreur. Mais aujourd’hui, que nous dit cet «incroyable»? 

Hasardons quelques hypothèses fondées sur l’IPSP (Institut Pifométrique Strictement Personnel). Tout d’abord, lorsqu’on ne croit plus en rien, il est logique d’user, voire d’abuser de cet adjectif. Fausse piste. Nombre d’Occidentaux ne croient plus en Dieu ou au diable mais compulsent leur horoscope et consultent leur voyante. Soulevez la pierre de la religion et vous verrez grouiller les superstitions. La croyance a changé d’objet mais elle croît encore et toujours.

«Du coup, c’est incroyable!»

De plus, le mot «incroyable» lancé par les boîtes à babil ne marque nullement l’incrédulité mais presque son contraire, l’ébahissement, l’heureuse surprise, l’exclamation emphatique: «ce film est tellement sublime qu’il en devient incroyable» (si vous intervertissez «sublime» et «incroyable», ça marche aussi). Pour que le beau soit beau, il faut qu’il soit incroyable, qu’il dépasse les étroites limites de notre perception. 

Surtout, l’expression traduit l’appauvrissement de la langue et la paresse de la pensée qui rongent les cervelles de l’ère numérique, un peu comme le sempiternel «du coup» qui remplace une ribambelle de mots bien plus précis. 

«Incroyable» épargne au locuteur l’effort de développer les raisons qui ont suscité son enthousiasme. Quand on a dit «incroyable» que peut-on bien ajouter? Rien. Cela ne se discute plus. Chacun est prié de se soumettre à cet avis qui dépasse les bornes de la raison. «Du coup, c’est incroyable» mais cette gentille expression devient une guillotine pour la pensée!

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