Lettre d’amour à ma belle Algérie qui vit des moments historiques

Publié le 20 mars 2019

© 2019 Bon pour la tête / Johanna Castellanos Dubuis

Mohamed Hamdaoui est Algérien. Et il espère. Tout en tremblant.

J’ai deux ans de moins que toi, mais tu me survivras. Longuement. Heureusement.

Comme ces millions d’Algériennes et d’Algériens «d’ailleurs», je suis avec un enthousiasme mâtiné d’angoisse ces manifestations spontanées de tout un peuple en quête de dignité. Un peu comme il m’arrive de suivre un match de football en espérant que les meilleurs l’emportent (c’est-à-dire, moi), qu’aucun hooligan ne vienne perturber la partie et qu’aucune faute d’arbitrage ne fausse le résultat.

Dans les années quatre-vingt, la jeunesse du pays qui m’a vu naître protestait déjà pour davantage de liberté et la fin des privilèges. Nous étions reconnaissants envers ceux (et celles) qui avaient contribué à notre indépendance collective, mais nous voulions aussi acquérir notre indépendance individuelle. Le droit de vivre notre vie, au-delà de nos différences. Les dignitaires avaient alors répondu par les armes en agitant le spectre de l’islamisme radical. L’Europe et le reste du monde s’en fichaient pas mal. Le Mur de Berlin venait de s’effondrer. Mon cher «Tonton», lui aussi quasi agonisant, avait d’autres chats à fouetter que de nous apporter son soutien.

J’étais dans ma ville de naissance, à Tamanrasset, au sud du pays, tout au sud, là où actuellement s’entassent des milliers de pauvres bougres d’Afrique subsaharienne qui espèrent trouver une vie meilleure chez moi, quand avaient eu lieu les élections législatives qui devaient porter au pouvoir le Front Islamique du Salut. Je n’oublierai jamais les cris de joie de membres de ma famille, pour la plupart jeunes, à l’annonce des résultats. Ils avaient enfin le sentiment d’avoir pu tuer symboliquement le père, celui qui ne cessait de leur vanter les mérites du pouvoir. Mais tous passaient leurs journées à écouter Michael Jackson et à m’implorer de faire des démarches pour leur décrocher un visa leur permettant de venir passer des vacances en Suisse. Et plus, si entente…

Patatras. L’armée avait souillé la démocratie et tragiquement implanté dans le cerveau d’aucuns que cette démocratie, occidentale et libérale, n’aimait pas l’islam. Une erreur historique épouvantable à l’origine de dix années d’horreurs et de souffrances, suivies de métastases en Bosnie, en Afghanistan et au Moyen-Orient. La chimiothérapie ne suffira pas pour en guérir.

Notre quotidien était celui des humiliations et de la corruption. Je resterai jusqu’au dernier jour de ma vie obsédé par cette injustice dont je fus, bien involontairement, à l’origine. Quoique fortement handicapé et bardé de certificats médicaux suisses prouvant mon incapacité physique à accomplir un service militaire, j’avais dû me rendre dans une caserne de Blida pour décrocher ma fameuse «exemption». Pour m’aider dans mes démarches, un ami de la famille, haut gradé dans l’armée, m’avait guidé et avait «arrosé» certains fonctionnaires afin de faciliter mes démarches administratives. Arrivés dans un hôpital d’Alger, nous avions directement été reçus par un de ses amis médecins, passant devant des patients malades qui poireautaient là depuis des heures, voire des jours. Je n’oublierai jamais leurs regards de haine et de mépris. Je n’oublierai jamais la honte qui fut la mienne d’avoir ainsi pu bénéficier d’un privilège, car accompagné par un homme en uniformes.

De ces petites blessures et ces grosses humiliations quotidiennes, le peuple algérien n’en veut plus. Alors que le pouvoir en place depuis si longtemps, depuis trop longtemps, vante par exemple la qualité du corps médical local, comment peut-il accepter que «son» président aille se faire soigner ailleurs? Comment aurait-on réagi ici, en Suisse, si Hans-Rudolf Merz était allé se faire opérer à Alger quand il avait eu son attaque cérébrale?

Ma belle Algérie.

Tu m’as longtemps fait pleurer. Incapable par exemple d’admettre comment un pays au bénéfice de tant de richesses naturelles magnifiques: la mer, la montagne, le désert classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, des vestiges phéniciens et romains, une gastronomie exceptionnelle et une diversité culturelle incroyable, ne figure pas dans l’un des guides touristiques? Comment expliquer que toute cette jeunesse incroyable, qui n’a d’autres souhaits que d’apprendre et de créer, d’inventer et d’imaginer de progresser et de prospérer, soit ainsi muselée? Ou contrainte à l’exil?

J’ai pleuré durant ces dix années de folie où les Algériens ne s’aimaient plus et brisaient des vies. Dont la mienne.

J’ai pleuré toutes les fois où l’on traitait, ici, mes compatriotes, de «racailles», à peine bons à taper dans le ballon ou à faire du rap.

J’ai pleuré toutes les fois où, ici, certains de mes compatriotes ont fait couler le sang. Notamment en s’en prenant à la cible préférée des médiocres: les Juifs. Savaient-ils seulement que Roger Hanin est enterré dans le carré juif du principal cimetière d’Alger? Eh! Oui. Là-bas, contrairement à ici, les carrés confessionnels ne font pas l’objet de polémiques et presque chacun respecte les communautés religieuses présentes. C’est d’ailleurs grâce à des «sœurs blanches» que je dois d’être encore en vie.

Mais là, j’ai envie d’y croire. J’ai de plus en plus envie de prendre l’avion et de venir chaque vendredi défiler à vos côtés. Dans une dignité exemplaire, sans violence et sans haine. Vos slogans sont souvent d’une efficacité et d’une imagination lumineuses. Aller y vanter le modèle helvétique, le fédéralisme, la concordance politique et le respect des minorités. Et tant pis pour le bilan carbone: le lendemain, je reprendrai l’avion pour Genève. Ad libitum. Aussi longtemps que ce régime, in globo, ne nous aura pas compris.

N’aura pas compris que nous ne voulons plus être entravés dans nos libertés.

Voulons avoir accès à un système de santé à la hauteur de nos médecins et du corps médical.

Voulons pouvoir accéder à des logements sans devoir bénéficier de passe-droits.

Voulons pouvoir exprimer nos différences culturelles, individuelles, religieuses ou sexuelles sans risquer la prison.

Voulons peindre les nuages et danser avec les étoiles.

Mais parfois aussi je tremble. Peur que demain, certains sbires du pouvoir ne commettent un attentat pour à nouveau agiter le spectre de l’islamisme et tenter de nous diviser. De peur que des «blacks-bocks», fatigués de saccager les Champs-Elysées, ne veuillent en faire autant rue Didouche-Mourad.

Ma vie est ici, mais mon cœur est aussi là-bas. Sur cette terre sablonneuse qui m’a vu naître, je ne sais ni où ni quand. Ni surtout pourquoi. Sur cette terre fertile, tellement de larmes ont coulé. Puissent les prochaines avoir un goût sucré.

ENFIN!

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